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l’autorité sur tous ; puritain incrédule, épicurien et homme de pouvoir, il charma autant qu’il effraya les salons français par ce mélange si nouveau pour nous ; et quand Voltaire, à vingt ans, rencontra chez l’abbé de Chaulieu cet exilé qui détruisait la Bible, haranguait comme Périclès, raillait ses ennemis, se moquait des formules et enlevait aux seigneurs leurs plus belles maîtresses, le jeune fils du notaire crut voir sortir du tombeau l’Alcibiade des temps anciens.

Ce devaient être de charmans soupers que ceux auxquels assistaient ; Voltaire à vingt ans, le vieux Chaulieu, Bolingbroke exilé, le comte Hamilton, le plus délicat des esprits. Ces échanges de pensée ne laissent pas trace dans les livres, la puissance électrique n’en laisse aucune à travers l’espace parcouru ; mais certes, dès l’année 1720, un XVIIIe siècle bien préparé se trouvait là. Le désir de la vie politique et l’impiété de haut goût y pénétraient avec Bolingbroke. La révélation croulait ; le règne des capacités politiques était substitué en théorie au règne des pouvoirs hiérarchiques. Bientôt fatigué du tourbillon frivole qui emporte vers le plaisir les jeunes courtisans de la régence, Bolingbroke se marie à Mme de Villette, et vient habiter, près d’Orléans, la Source, domaine charmant où le Loiret commence son cours. A la Source, auprès de cette petite rivière couverte de joncs, et dont Boucher aurait fait volontiers le portrait, le jeune Voltaire vient écouter les leçons de l’Alcibiade exilé et du libre penseur ; il y passe plusieurs mois. Cet esprit infiniment plus vif et plus alerte que Bolingbroke vient recevoir de l’homme du monde et de l’homme politique l’impulsion- générale de sa vie intellectuelle et de son influence future.

Chacun d’eux y trouvait son compte ; Voltaire puisait d’avance à cette nouvelle et vaste source qui jaillissait pour lui d’une région hardie, inconnue, féconde, et qui allait abreuver tout un siècle. L’homme d’état, de son côté, savait ce que vaut pour ses amis et ses ennemis un homme d’esprit qui tient la plume. De retour à Londres en 1725, ce même Bolingbroke, qui avait des nerfs d’acier, qui écrivait mal, qui parlait bien, se retrouve encore au milieu des gens de lettres. Il appelle à lui et s’attache pour toujours la spirituelle et gracieuse coterie des Gay, des Swift, des Arbuthnot, groupés autour de la belle duchesse de Queensberry, et que Voltaire a connus, avant de remplir le siècle de son combat et de sa renommée. Séduit par la parole et la conversation de Bolingbroke, il se rendit à Londres, cette même année où les Voyages de Gulliver, expression de la misanthropie la plus âcre ; venaient de paraître. Notez que la chute de Bolingbroke,