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qu’on lui reproche sa sobriété ? Il n’a pas la phrase brutalement colorée et grossièrement incorrecte de M. Frédéric Soulié ; est-ce pour cela qu’on lui reproche de n’avoir point de style ? Jusqu’ici les organes graves de la publicité, tout en ayant la faiblesse de céder aux envahissemens du feuilleton, semblaient avoir tracé une ligne de démarcation entre le haut et le bas du journal. Le feuilleton était confiné dans les régions inférieures ; mais aujourd’hui le feuilleton passe ses frontières : il se fait conquérant, et, montant les degrés, il s’installe sans plus de façon sur le trône de la critique. On parle au lecteur du bout des lèvres des minces mérites de Clara Gazul, et on lui offre en même temps à déguster l’admirable prose des Drames inconnus. Le rapprochement est de nature à convaincre les plus inexperts.

Tout succès soulève des ombrages. Le mot de hasard heureux a été prononcé, je crois, à propos de la facile entrée de M. Mérimée à l’Académie française. Les moroses ont trouvé que le spirituel conteur arrivait trop tôt et trop vite. Serait-ce, par hasard, que l’auteur de Colomba aurait jamais été de ceux qui ont hâte ? Pas le moins du monde, et peut-être même faut-il voir dans ce régulier et calme développement du talent de M. Mérimée l’une des causes de sa réussite si peu tardive, si peu entravée. C’est à la fois un exemple et une leçon pour ces jeunes générations que nous voyons autour de nous entrer ou plutôt se précipiter dans les choses de ce monde avec toutes sortes d’aspirations impatientes. Certes, le moment serait mal choisi pour venir parler de la candeur juvénile et de ses ordinaires illusions. Pourquoi ne serait-on pas ministre à l’âge où l’était Pitt ? pourquoi ne vendrait-on pas tout d’abord ses poèmes à une guinée par vers, comme faisait lord Byron ? La patience est une vertu des sots, et l’attente une perte de temps. Les méthodes peu expéditives de la vieille tactique sont bonnes à mettre au panier : faire le siége des places est un préjugé, il faut les prendre d’assaut. La poésie a donc ses chefs d’école, qui n’attendent que l’occasion pour cesser d’être anonymes ; la politique a ses hommes d’état qui n’attendent que l’heure pour cesser d’être inconnus. Aussi, pour aller plus vite, se garde-t-on bien maintenant de s’incorporer comme simple soldat ; on s’engage tout de suite comme général. C’est au mieux ; il ne manque au plus qu’une armée, mais c’est la moindre des choses.

Voilà comment procèdent, comment s’égarent les ambitions prématurées : elles prennent la vie pour une course au clocher et tombent dans le premier ravin. M. Mérimée, qui a toujours tenu à se préserver soigneusement du ridicule, et même des qualités qu’on ne conquiert