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substituez la guerre à la balance des forces. Les contradictions sont bonnes lorsqu’elles empêchent la volonté souveraine d’une république de se jeter en dehors d’elle-même du côté qu’affectionne un certain nombre de ses membres, elles sont la sauve-garde de l’ordre et du bien public ; mais que l’antagonisme devienne de la haine, et soudain les tendances changées en passions, la prudence devenue défiance, l’esprit de parti aveugle et sourd, mettront le feu aux quatre coins de la république. Cela n’est pas si dangereux, au fond, que dans une monarchie la subversion des principes de hiérarchie et de soumission ; mais il en résulte de grands malheurs, une longue perturbation dans la prospérité et dans l’esprit public. L’histoire suisse elle-même est là pour le dire.

Or, maintenant, la Suisse semble toucher à une de ces crises qui, sans compromettre son existence, renversent le bonheur intérieur de la nation la plus heureuse qui fut jamais. Le brandon d’une guerre religieuse est agité par des mains trop hardies et trop imprudentes pour que l’étincelle ne risque pas de tomber quelque part ; et partout elle trouvera de quoi allumer un incendie qui courra comme un éclair d’un bout de la Suisse à l’autre.

On doit assigner deux dates importantes, deux causes essentielles à cet état de trouble qui peut finir, d’un jour à l’autre, par une explosion. En 1841, le gouvernement d’Argovie, mi-partie protestant et catholique, mais d’une couleur libérale un peu crue, eut à se plaindre d’un certain nombre de riches couvens placés sur son territoire, et qui, dit-il, étaient des foyers permanens de conspirations et d’intrigues. À la suite d’une levée de boucliers du parti catholique, il prit sur lui de faire évacuer tous ces couvens ; de renvoyer chez eux les religieux et de confisquer les propriétés de leurs maisons au profit des communes du pays et de l’état. Ces actes, comme on peut le croire, irritèrent extrêmement tout le parti ultramontain agissant, dont, il faut le dire, cela déjouait quelques mesures ; ils inquiétèrent aussi, et à juste titre, la masse des populations catholiques, et cette menace latente devint un instrument pour les desseins remuans des meneurs qu’avait voulu détruire le gouvernement d’Argovie.

Dans cette affaire des couvens, qui occupa la Suisse et ses diètes pendant plusieurs années, les cantons catholiques ne furent point tous pour la réintégration des religieux dans leurs cloîtres et dans leurs biens, ni tous les protestans pour le maintien de la mesure prise par le canton d’Argovie dans l’exercice de sa souveraineté. Les deux camps se formèrent plutôt d’après des sympathies politiques, qui rangèrent Neufchâtel, protestant et prussien, sous les drapeaux ultramontains, Tessin, italien et catholique, Soleure même, parmi les défenseurs d’Argovie. Cette difficulté presque insoluble fut enfin tranchée par une espèce de compromis, au moyen duquel les couvens de femmes furent rétablis, concession qu’arrachèrent à grand’peine aux deux partis les cantons modérés et médiateurs.

Cette crise surmontée, la Suisse respira. On crut être rentré dans la tranquillité passée. On oubliait que, s’il est une puissance sur la terre qui ne