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évènemens plus d’une révélation importante sur l’état des partis en Allemagne, mais il n’est pas défendu d’en sourire.

J’étais à Heidelberg quand parut, il y a quelques années, le premier recueil de M. Freiligrath, et je n’ai pas oublié le succès bruyant du jeune poète. Au milieu des éloges, des acclamations, des cris d’enthousiasme, une chose me frappa surtout, c’est qu’un journal très libéral, l’organe le plus avancé des opinions démocratiques, avait découvert dans ce livre la poésie d’une société nouvelle, et, jusqu’à un certain degré, l’expression des idées que proclamait la jeune école hégélienne. Ce journal, c’étaient les Annales de Halle. J’avoue que mon étonnement fut grand. Je venais de lire les vers de M. Freiligrath, j’avais admiré la vivacité de ses couleurs, les hardis contrastes de ces tons sombres ou éclatans ; mais je ne comprenais pas comment cette poésie africaine pouvait servir les partis politiques de l’Allemagne. Je m’expliquai depuis cette singulière opinion. C’était le beau temps des Annales de Halle ; les écrivains étaient dans toute la première ardeur de la révolte ; M. Arnold Ruge et ses amis attaquaient l’esprit ancien, tantôt avec une verve très brillante, tantôt avec une colère farouche ; les universités, troublées dans leur vieille gloire pacifique, avaient vu de jeunes docteurs soumettre leurs œuvres et leurs doctrines au contrôle inflexible d’une critique redoutable ; le romantisme de Louis Tieck, d’Achim d’Arnim, de Clément de Brentano, était ébranlé dans son donjon féodal, et le bâton noueux du manant faisait voler en éclats la fragile cuirasse dorée dont s’affublaient les fantômes du moyen-âge. Jusque-là tout allait bien ; mais ce n’était pas tout. Non-seulement, on faisait une bonne et rude guerre à toutes les ridicules restaurations du passé, à l’esprit ancien qui voulait simuler la jeunesse, à une littérature mourante qui essayait de revivre ; mais, en haine de ce passé condamné à disparaître, on attaquait aussi ce qu’il renfermait de vivace, d’immortel, ce qu’il eût fallu seulement transformer et approprier à des sentimens nouveaux. Le spiritualisme était poursuivi sans cesse et sans pitié ; Uhland, Rückert, ces derniers chanteurs d’une brillante époque, étaient critiqués avec colère au nom d’un matérialisme impatient ; car tous ces jeunes et ardens docteurs avaient hâte de s’emparer de la terre, et le poète qui célébrait ou laissait entrevoir un idéal supérieur était accusé de trahison. Cet idéal n’existait pas du tout chez M. Freiligrath ; on lui sut gré de ses chaudes peintures, et ses lions à la fauve crinière, ses crocodiles aux écailles gluantes, ses dromadaires, ses ours, ses tigres, ses chakals, toute sa