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mots : Ah ! que ne suis-je à la Mecque ! M. Prutz lui dérobe ironiquement son vers pour en faire le sujet d’une pièce moqueuse. Quand M. Dingelstedt part pour Constantinople : « Quoi ! vous aussi, lui disent ses confrères, vous aussi, vous allez à la Mecque ! Vous voilà bientôt musulman, comme Freiligrath ! » Musulman, ce n’était pas assez dire, et on va le transformer bientôt d’une manière moins humaine ; le poète du désert de Sahara sera assimilé sans façon à quelqu’un des héros qu’il a chantés, ours, tigre ou dromadaire. C’est M. Henri Heine qui a imaginé cette métamorphose dans ce bizarre poème d’Atta-Troll, où il préludait gaiement aux hardiesses des Poésies nouvelles. Ist Freiligrath kein Dichter ? Est-ce que Freiligrath n’est pas poète ? dit plaisamment l’ours de M. Henri Heine dans ses mélancoliques réflexions sur la destinée des bêtes, et citant avec orgueil les noms illustres de ses confrères aux pattes velues. Les railleries continuaient sur ce ton, et chaque nouveau recueil de vers politiques apportait son épigramme cruelle ou plaisante.

Toutes ces piqûres d’épingle inquiétaient peu sans doute le jeune poète, et certes ce n’est pas pour expliquer la brusque résolution prise par lui il y a quelques mois que je rapporte de telles misères ; mais à force d’être ainsi interpellé et mis en scène, M. Freiligrath devait prendre malgré lui un intérêt plus vif à ces questions du jour auxquelles les dispositions naturelles de son esprit l’auraient laissé fort indifférent. Il devait sentir combien le parti dont il avait accepté aveuglément l’influence était abandonné d’heure en heure, combien les espérances de l’Allemagne, audacieusement trompées après trente années d’attente, autorisaient les réclamations des gens de bien, et légitimaient cette opposition chaque jour plus nombreuse et plus vive. Sans doute, et ce n’est pas moi qui le nierai, il est permis à un poète, quoi qu’aient dit M. Herwegh et M. Arnold Rage, il est permis à un artiste, à un amant studieux du beau, de ne pas égarer la Muse dans la mêlée tumultueuse ; il lui est permis de dire ce que répondait le noble auteur des Harmonies aux vers injurieux de la Némésis :

Non, sous quelque drapeau que le barde se range,
La Muse sert sa gloire et non ses passions ;
Non, je n’ai pas coupé les ailes de cet ange
Pour l’atteler hurlant au char des factions.
Non, non, je l’ai conduite au fond des solitudes…


M. Freiligrath pouvait penser ainsi ; mais le jour où le poète prend parti dans ces luttes du moment, le jour où il abandonne les solitudes,