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le palais des gouverneurs-généraux, dans le cabinet même de Madrid, vous pouviez bientôt vous apercevoir qu’en réalité les plus puissantes sympathies lui étaient acquises ; le négrier était, pour tout dire, considéré comme le plus ferme soutien de la domination espagnole dans la colonie. Aussi, vraiment, si l’on excepte les hommes d’élite qui ont reçu l’éducation européenne, la société de Cuba rappelait-elle exactement les premières colonisations de l’Espagne ; même indifférence pour le sort du nègre, même esprit public, mêmes préjugés. Les traditions favorables à l’esclavage, qui en Espagne remontent en si directe ligne par les persécutions des Morisques, par l’oppressive féodalité gothe, à la servitude antique, galle, ibérique et romaine, vivaient à Cuba, absolument comme au XVIe ou au XVIIe siècle, comme à l’époque où des marchands portugais essayèrent d’introduire les esclaves d’Afrique jusque dans les huertas de valence et les sierras de l’Andalousie. Si, comme le duc qui, avec tant de magnificence, hébergea le chevalier de la Manche et son écuyer, vous aviez eu des îles Barataria à distribuer dans Cuba, mais de vraies îles en mer et non point en terre ferme, comme l’explique si plaisamment le bachelier Carrasco, soyez sûr que vous auriez trouvé de nombreux Sancho qui auraient regretté qu’au lieu d’être peuplées de blancs, ces îles ne le fussent point de nègres dont la vente eût du moins rapporté un honnête profit.

Soyons juste, le gouvernement de Madrid n’avait qu’une idée fort vague de tous ces excès et de toutes ces misères. Le capitaine-général seul était en mesure de les lui dévoiler complètement ; or, le capitaine a été presque toujours le principal complice des négriers. Jusque dans les derniers temps, le gouverneur-général de Cuba a été choisi dans cette liste interminable d’officiers-généraux besogneux, desquels trop souvent on peut dire, avec une légère variante, comme des anciens cadets de Gascogne ou de Bretagne, qu’ils n’ont guère que la cape et l’épée. Arrivé à Cuba, le pauvre soldat, blanchi avant l’âge dans les guerres d’Aragon ou de Navarre, excédé de privations et de fatigues, démoralisé par les persécutions essuyées ou par celles qu’il a pu exercer lui-même, se voit aussitôt en possession d’un traitement énorme de 25,000 duros (125,000 francs), quatre ou cinq fois le traitement d’un premier ministre de la reine constitutionnelle. Installé dans des palais ou dans des châteaux magnifiques, il se voit entouré de gardes veillant sur sa personne, comme à l’Escurial les soldats wallons veillaient sur la personne de Philippe II. A toute heure, des flatteurs l’environnent, exaltant son courage ou sa puissance, convoitant les faveurs innombrables qu’il leur peut, en effet, dispenser ;