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n’a pas deux fois son Homère ; mais, quand l’innocence a quitté le cœur de l’homme, il y reste toujours une place pour la vertu ; quand la poésie primitive a disparu, l’art vient la remplacer, et peut toujours rajeunir l’inspiration. Quelles sont, d’ailleurs, les littératures modernes qui ont eu cet âge d’innocence" ? L’art y apparaît dès le début ; les poètes les plus indépendans, même Dante et Milton, ont des ancêtres dont ils n’ont pas perdu le souvenir, et il n’est point d’écrivain moderne auquel ne puisse s’appliquer le profond axiome de Brid’oison : On est toujours le fils de quelqu’un. On n’est plus admis à nous dire aujourd’hui que le XVIIe siècle était la première floraison de l’esprit français, et que c’est là ce qui en rend le retour impossible. Est-ce que la poésie de Ronsard ne succédait pas au contraire à cinq siècles d’une fécondité prodigieuse, dont des fouilles récentes nous ont révélé tous les trésors ? Cette poésie du moyen-âge était-elle toujours aussi naïve qu’on a voulu le croire ? N’avait-elle pas aussi ses raffinemens ? Il semblerait, à entendre certaines gens, que le XVIIe siècle, en arrivant, a trouvé la place nette, et qu’il n’a pas eu de déblaiement à faire. Je ne sais s’il est bien juste de dire que Villon débrouilla l’art confus de nos vieux romanciers ; mais ce qui est certain, c’est que le XVIIe siècle trouva cet art fort embrouillé par Ronsard et par son école. Pêle-mêle gisaient sur le sol des décombres de toute espèce, des matériaux apportés de tout pays, gaulois, grecs, romains, italiens, et c’est au milieu de ce désordre, c’est en faisant un choix parmi tous ces débris, que le XVIIe siècle a bâti cet édifice d’une majesté si simple et d’un ensemble si régulier.

Ce n’est point de la barbarie, mais de la corruption qu’est né le siècle de Louis XIV. Eh bien ! pour ceux même qui se désespèrent en voyant aujourd’hui notre langue encombrée de mots de toute espèce, de termes empruntés aux langues étrangères ou à la langue des sciences, notre époque n’est-elle pas exactement dans la même situation que le XVIIe siècle à son début ? En considérant les écrivains illustres que nous possédons encore, il est permis de ne pas croire à notre décadence. Cette décadence, d’ailleurs, fût-elle incontestable, l’histoire du temps passé peut nous faire espérer une renaissance. En attendant, étudions, comme on nous le conseille, cette langue dépositaire de tant de chefs-d’œuvre. Seulement ici nous pouvons être embarrassés. On s’accorde bien à nous déclarer fort malades, mais on dispute sur les remèdes à appliquer. Les uns (ce sont peut-être les plus sages) veulent qu’on étudie librement et sans prévention tous les monumens de notre littérature depuis trois siècles, et ils ont peine à comprendre qu’il se trouve des gens assez délicats pour ne pouvoir goûter le style de Rousseau après celui de Pascal et de Bossuet. D’autres veulent qu’on se renferme dans le XVIIe siècle ; mais ici encore on ne s’entend guère. Les uns admettent le siècle tout entier, d’autres ne jurent que par