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ame trompée ?… Conduis-moi dans nos forêts, dans le sein paisible de notre butte. Permets que je repose ce cœur blessé à mort sur le cœur fidèle de la nature…

Nobles paroles ! belle et consolante conclusion de cette tragédie douloureuse ! Griseldis retourne au fond de ses forêts, dans la cabane de Cédric, et Perceval, couvert de honte, perd à jamais le précieux trésor dont il a si odieusement abusé. Cette fin du drame, qui appartient tout-à-fait à M. Halm, est une de ses meilleures inventions. La légende, on le sait, ne lui indiquait pas ce dénouement. Griseldis revient au palais, et le marquis de Saluces, satisfait de ses rudes épreuves, la réintègre dans tous ses droits. Ainsi conclut la légende ; ainsi conclut Boccace, admirant l’humilité parfaite de son héroïne et ne soupçonnant pas que sa dignité ait souffert de ce jeu abominable. Il faut remercier M. Halm de la noble pensée qu’il a si bien portée sur la scène. Maintenant la figure de Griseldis est complète ; la résignation ne s’abaisse plus jusqu’à l’abandon absolu du droit et de la volonté. Le moyen-âge pouvait bien ne pas demander davantage à Griseldis ; aujourd’hui, grace à Dieu, son humilité paraît plus sublime, unie à une dignité si pure.

Tel est le premier poème dramatique de M. Halm. Ce fut un vrai succès, et les discussions provoquées par la pièce servirent à introduire l’auteur, d’une manière brillante et soudaine, dans le monde des poètes en renom. La discussion même continue encore. Voici onze ans que Griseldis a été représentée pour la première fois, et les critiques n’ont pas dit leur dernier mot. Il y a eu depuis 1830, je le disais tout à l’heure, bien des tentatives diverses pour relever la poésie dramatique en Allemagne, et faire oublier, s’il était possible, les artisans vulgaires, l’éternel Raupach et ses amis. Or, dans toutes les capitales, il y a un tribunal attentif : les critiques sont à leur poste, et ce que fit Lessing à Hambourg il y a un siècle, ce que fit Boerne il y a vingt ans, chacun le recommence aujourd’hui avec une juvénile ardeur. On publie des Dramaturgies comme celle de l’auteur de Nathan. M. Wienbarg continue à Hambourg même la tâche de Lessing. M. Gutzkow a donné, dans ses Vermischte Schriften, une série d’intéressantes études sur le théâtre de Berlin. Les villes les moins importantes ont souvent leur scène en renom, et tout à côté le critique empressé, le juge sérieux et sympathique. La petite ville d’Oldenbourg fait beaucoup parler d’elle en ce moment ; elle a son poète dramatique, M. Julius Mosen, et son critique, M. Stahr, qui tous deux surveillent avec soin, non pas seulement les progrès de leur scène, mais tout ce qui se passe sur les théâtres d’Allemagne. Ainsi, l’œuvre jouée à Vienne ou à Munich est appréciée bientôt, non par un seul écrivain, mais par dix juges qu’anime un esprit différent. On n’a pas à craindre ce que j’appellerai la centralisation de la critique ; on n’a pas à redouter, ce qui est si fréquent dans une capitale, la banalité d’une opinion concertée,