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au combat. — Alors je regarderai, je décrirai tout ; et les cadavres, et le drap mortuaire, et la vague, et la rosée, et le cercueil.

Autour de moi se déroulera l’infini,
Et, comme un oiseau planant dans l’espace,
Mes ailes fendront l’azur de l’immensité ;
Et, sans cesse volant, je disparaîtrai
Dans le noir néant.

LE COMTE.

Malheur, malheur sur moi !

LA FEMME, l’entourant de ses bras.

Mon Henri, que je suis heureuse !

UNE VOIX D’EN BAS.

J’ai tué de ma main trois rois, mais il en reste encore dix autres. J’ai tué aussi cent prêtres qui disaient la messe.

UNE VOIX DU COTÉ GAUCHE.

Le soleil va s’éteindre ; sur leurs routes les étoiles commencent à se heurter… hélas ! hélas !

LE COMTE.

Pour moi, le jour du jugement dernier serait-il venu ?

LA FEMME.

Pourquoi cherches-tu de nouveau à m’attrister ? Chasse les soucis qui assombrissent ton visage. Te manquerait-il quelque chose ? Écoute-moi, j’ai encore une nouvelle à t’annoncer.

LE COMTE.

Parle, que veux-tu me dire ?

LA FEMME.

Ton fils sera poète.

LE COMTE.

Que dis-tu ?

LA FEMME.

Le prêtre, en le baptisant, lui a donné le premier nom, celui de George-Stanislas, mais moi, je l’ai béni en l’appelant poète, et il sera poète. Oh ! mon Henri, tu vois combien je t’aime !

UNE VOIX D’EN HAUT.

Père, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu’ils font.

LA FEMME.

Cet homme est atteint d’une étrange folie, n’est-ce pas ?

LE COMTE.

Bien étrange en effet.

LA FEMME.

Il ne sait ce qu’il dit ; mais moi je te dirai ce qu’il arriverait si Dieu devenait fou. (Elle le prend par la main.) Tous les mondes s’élèvent dans l’espace, ou roulent dans l’abîme. Chaque créature, chaque vermisseau crie : Je suis Dieu ! et ils meurent tous les uns après les autres, et les comètes et les soleils s’éteignent aussi. Jésus-Christ ne nous sauvera plus : à deux mains il a pris sa croix et l’a jetée dans l’abîme. Entends-tu cette croix, espoir de millions de malheureux,