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goût italien. Au milieu de la salle, il y avait une grande table servie en vaisselle plate, et où on avait mis un seul couvert ; la crédence placée en face était garnie de plats d’argent d’une dimension colossale, et qui reluisaient dans la pénombre comme des boucliers.

Félise s’assit en considérant d’un œil étonné ce somptueux couvert et cette salle dont les lambris étaient éclairés pour ainsi dire par la profusion des pièces d’argenterie rangées sur les dressoirs. La pauvre enfant essaya de goûter à l’ambigu froid qu’on venait de lui servir, mais elle ne put prendre d’autre nourriture qu’un peu de fruit et une goutte de vin. Pendant qu’elle faisait ce léger repas, Balin, la serviette au bras, se tenait derrière sa chaise pour changer son assiette et lui verser à boire. La figure de ce vieux serviteur se mêlait dans son esprit aux vagues souvenirs de sa première enfance, et elle se prit à penser au temps déjà éloigné où, après un long voyage, elle était arrivée à la porte du couvent de l’Annonciation ; elle se rappela le moment où Balin l’avait prise dans le carrosse et portée sur le seuil, tandis que le lourd battant s’ouvrait sans bruit devant elle. — Il y a bien des années que je ne vous avais vu, dit-elle en se retournant tout à coup, pourtant j’ai remis tout de suite votre figure ; mais vous, j’en suis certaine, vous ne m’auriez pas reconnue, si Suzanne ne m’eût annoncée ?

— Pardonnez-moi, mademoiselle, répondit laconiquement Balin.

— Oh ! fit-elle d’un ton incrédule et en étendant la main à la hauteur de la table, je n’étais pas plus grande que cela quand vous m’avez laissée à la porte de l’Annonciation, et mon visage n’est plus le même que celui d’une enfant de cinq ans.

— Ce n’est pas sur le souvenir que j’avais gardé des traits de mademoiselle que je l’aurais reconnue, répondit Balin, c’est sur une ressemblance de famille.

— Est-ce que je ressemble à ma pauvre mère ? demanda vivement Félise.

Balin soupira et fit un geste négatif.

— Alors ma figure vous rappelle celle de mon père, reprit Félise ; mon père, hélas ! je le vois comme dans un songe, je me rappelle confusément ses traits.

— Vous vous trompez, ce n’est pas possible, murmura Balin.

Félise s’accouda sur la table, le regard fixe, une main appuyée sur son front, et reprit lentement en s’interrompant par intervalles, comme quelqu’un qui cherche à ressaisir des choses confuses dans sa mémoire : — Nous demeurions dans un château. Il y avait une chambre tapissée de bleu et beaucoup de rosiers devant les fenêtres. C’était la chambre de ma mère, je crois.... mais je ne me la rappelle point, ma pauvre mère.... Le visage de mon père est au contraire tout présent à mes yeux. Il avait une belle figure, le front haut, le teint un peu pâle.