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l’appartement drapé de noir de sa tante avait un aspect beaucoup plus triste que les salles du couvent. Peut-être les prévisions du père Boinet furent-elles près de se vérifier en ce moment, peut-être Félise aurait-elle déjà, comme les Israélites, regretté la captivité, si un mot de Suzanne n’eût tout à coup changé ses dispositions.

La vieille servante entr’ouvrit la porte vitrée et lui dit d’un ton bourru :

— Puisque vous ne vous promenez pas, venez çà, que je vous habille. C’est aujourd’hui dimanche, il faut aller à la messe.

— Je vais sortir ! je vais sortir dans la rue ! s’écria Félise le cœur palpitant de surprise et de joie ; Jésus ! je n’y songeais pas, j’avais oublié qu’il n’y a point ici de porte de clôture !

La toilette ne fut pas longue ; Suzanne lui passa sur sa robe de pensionnaire une jupe de fleuret noir à gros plis ; elle lui mit sur les épaules une mante d’étoffe pareille et la coiffa d’un bonnet à barbes croisées sous le menton qui s’avançait comme une tuile sur les yeux et ne laissait apercevoir que le bas du visage.

Lorsque la vieille Suzanne eut attaché la dernière épingle, Félise alla vers la porte sans songer seulement à jeter un coup d’œil sur le miroir devant lequel elle s’était habillée, et dit avec une impatiente satisfaction :

— Me voilà prête, partons tout de suite. — Puis, se ravisant, elle ajouta : — Il faut attendre ma tante Philippine, peut-être ?

— Mademoiselle ne sort jamais, répondit Suzanne ; elle a une dispense pour suivre ici la messe dans son livre d’heures : c’est moi qui vais vous conduire.

Il faisait ce jour-là un de ces beaux soleils d’automne qui chassent du logis toute la population parisienne ; les petits bourgeois et les artisans promenaient déjà dans les rues leurs habits du dimanche ; les carrosses commençaient à rouler, et de tous côtés s’élevait ce bruit sourd, continuel, monotone et profond, comme celui des vagues qu’on entend nuit et jour dans la grande cité.

Félise marchait un pas en avant de sa duègne, vive et légère comme un oiseau. Elle avait été saisie d’une sorte de vertige en respirant le grand air ; l’instinct de la liberté s’était éveillé plus vif, plus impérieux dans son âme ; il lui semblait qu’elle n’avait pas assez de ses pieds pour franchir l’espace ; elle aurait voulu s’envoler à tire d’aile. Suzanne, contrariée de cette vive allure, grommelait entre ses dents et parfois la retenait par sa jupe en lui disant d’un air courroucé :

— Tout beau, mademoiselle ! vous courez comme un Basque. Marchez donc posément et tout droit devant vous sans regarder les gens et sans vous tourner et vous retourner à chaque instant comme une girouette.