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architecture pleine de goût et d’originalité. Le péristyle forme un salon d’attente orné de fleurs. Le logement se divise en un grand nombre de chambres et de cabinets sans aucune tenture, meublés de fauteuils et de petites tables où l’on retrouve cette excessive raideur de formes qui semble plaire aux Chinois. Les murs de quelques pièces sont garnis de bibliothèques assez semblables à de petites armoires. A quelques pas de l’habitation s’élève au-delà d’une pièce d’eau un gracieux édifice qui fait face au grand salon : c’est le théâtre où Poun-ting-koua donne quelquefois des représentations à ses amis. En général, le caractère hospitalier du maître se révèle dans tous les détails de son habitation. Tout y annonce des dispositions favorables aux étrangers. Une découverte que nous fîmes en parcourant les nombreux cabinets du premier étage nous prouva même que Poun-ting-koua n’a pas voué, comme plusieurs de ses compatriotes, une haine implacable à tout ce qui vient d’Europe. Dans un de ces cabinets, nous ne fûmes pas médiocrement surpris de rencontrer un mannequin représentant une dame européenne. Cette poupée, de grandeur naturelle, assez négligemment vêtue et étendue sur un fauteuil, fit un moment illusion au premier d’entre nous qui l’aperçut. Par quelle bizarrerie a-t-elle trouvé place dans une demeure où Poun-ting-koua pourrait réunir tant de beautés vivantes ? On dit que le rêve caressé depuis longues années par cet heureux sybarite est d’introduire dans son sérail une fille d’Europe. A défaut de la réalité, qui, déjà long-temps attendue, se fera, selon toute apparence, long-temps encore attendre, le pauvre Poun-ting-koua se console philosophiquement avec cette image, symbole inanimé de son espérance. Un modèle de bateau à vapeur, que nous trouvâmes dans une pièce voisine, nous prouva d’ailleurs que cet engouement du riche cantonais pour l’Europe ne se concentre pas exclusivement sur les femmes, mais qu’il s’étend aussi à nos mœurs, à notre industrie.

C’est dans cette jolie maison de campagne que Poun-ting-koua donna, le 15 novembre 1844, au ministre français, un brillant sing-song suivi d’un grand dîner. La légation de France et plusieurs officiers de la division navale avaient été invités. La représentation eut lieu dans le grand salon et non pas dans la salle de spectacle ordinaire. Elle s’annonça par une musique infernale de gongs, de taï-tcha (timbales), de taï-kou, sorte de tambour de basque, de y-in, petit violon à une corde, de flûtes, de clarinettes et de djad-ko (trombonne). On commença par un vaudeville divisé en plusieurs actes. Un mari, cédant à un accès de mauvaise humeur, reproche à sa femme d’avoir vieilli. On imagine la fureur et le désespoir de l’épouse outragée. Cependant le mari ne tarde pas à se repentir de sa violence ; il cherche à apaiser le courroux qu’il a provoqué, mais en vain. La femme reste inflexible, elle va même jusqu’à déchirer la face de son époux d’un coup bien appliqué de ses longs et redoutables ongles. L’infortuné mari se met à son tour à pleurer et s’essuie piteusement le visage. La situation se prolonge ainsi à travers les développemens prévus d’une pareille donnée : d’une part, l’époux maladroit prend sa voix la plus tendre, il emploie les argumens les plus irrésistibles pour guérir la blessure faite par sa colère ; de l’autre, la femme s’essaie de son mieux à jouer la cruelle, et elle épuise complaisamment tout son répertoire de coquetteries conjugales. Est-il besoin d’ajouter que, l’amour reprenant bientôt le dessus, il vient un moment où l’épouse relève, avec un geste plein de bonté et de noblesse, son pauvre mari, devenu d’une galanterie chevaleresque ?