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se saluent en inclinant profondément la tête avec un léger mouvement d’oscillation, et en joignant sur la poitrine leurs mains, qu’ils agitent aussi. Chacun répète avec une incroyable volubilité le mot tchin-tchin. Presque toujours les deux interlocuteurs ont le sourire sur les lèvres, et ils se traitent avec tous les dehors de la plus sincère affection. Cette extrême urbanité n’engendre point la contrainte ni la raideur. A peine un Chinois est-il entré chez une de ses connaissances, qu’il va se munir d’une des pipes placées près de l’autel, se verse du thé, dont on a soin de tenir toujours un petit réservoir rempli, et se met tout-à-fait à son aise. Ces franches allures sont, bien entendu, le partage de la moyenne classe. Les mandarins observent une étiquette plus sévère, mais qui n’exclut pas cependant une singulière familiarité entre les maîtres et les serviteurs. Ainsi j’ai vu les plus hauts fonctionnaires de la province du Kouang-toung rire et plaisanter avec leurs domestiques, qui leur répondaient sans la moindre apparence de gêne.

Si la police cantonaise a rarement à réprimer des rixes brutales, elle n’est cependant pas aussi inactive qu’on pourrait le croire. Il est une calamité qui réclame souvent son intervention : je veux parler des incendies. C’est surtout après la récolte du riz que ce fléau sévit avec une violence extrême. J’eus occasion de voir avec quelle présence d’esprit et quel ensemble parfait les habitans de Canton agissent en pareil cas. Le 24 décembre 1844, un incendie terrible éclata à peu de distance de la factorerie française. Nous fûmes éveillés au consulat par des coups de gongs frappés en signe d’alarme. Un fanal qui tournait comme un phare était placé au haut d’un des échafaudages de surveillance d’Old-China street. Nous fûmes promptement habillés. En sortant de la factorerie, nous rencontrâmes des soldats tenant un sabre dans chaque main, escortés d’un nombre considérable de porte-lanternes et suivis de pompes traînées par des hommes. Tout ce monde poussait des cris assourdissans. Il est bon de se tenir à distance respectueuse des soldats, qui font sans cesse le moulinet avec leurs armes ; je vis un Parsi recevoir à mes côtés un coup de pointe à la joue. Nous arrivâmes, avec beaucoup de peine, à une trentaine de pas du foyer de l’incendie. Les pompiers chinois grimpaient avec une dextérité remarquable sur les toits pour combattre les progrès du feu. A chaque instant arrivaient de nouvelles pompes escortées d’agens de police qui portaient de longues massues sur l’épaule, en signe d’autorité. C’étaient eux qui dirigeaient les manœuvres des pompiers. On démolit avec une extrême rapidité quelques pans de murailles, et au bout de deux heures on fut maître du feu, qui avait dévoré plusieurs maisons. Je dois rendre justice à la discipline, au bon ordre, à l’adresse et au dévouement dont les Cantonais firent preuve en cette circonstance.

Ces calamités accidentelles ne sont pas les seules occasions offertes à la police d’exercer sa surveillance. Il est pour elle une cause permanente d’inquiétude : c’est l’esprit d’opposition sourde qui anime les habitans de Canton. La population de cette cité s’est toujours fait remarquer en Chine par une certaine turbulence. La province du Kouang-tong est une de celles dont la pacification a coûté le plus d’efforts aux conquérans tartares. Dans aucune, les sociétés secrètes ne comptent plus d’adeptes. La société des trois pouvoirs réunis[1] s’y est rendue très redoutable au gouvernement. C’est une espèce de franc-maçonnerie qui a

  1. Du ciel, de la terre et de l’homme.