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dans son esprit le même rang que l’empereur accordait aux préoccupations les plus minutieuses du noble métier des armes. L’exemple de ces esprits supérieurs est bon à citer en cette occasion, car il peut faire justice des présomptueux dédains qu’il est devenu de mode d’afficher aujourd’hui pour le premier mérite qu’un homme puisse avoir le mérite de sa spécialité.

Grace aux campagnes qu’il avait faites à la Jamaïque, au pôle Nord et dans l’Inde, Nelson, à l’âge de dix-huit ans et demi, se trouva en état de passer son examen de lieutenant ; mais ce ne fut qu’après avoir justifié de six années de mer, après avoir produit ses journaux du Carcass, du Seahorse, du Dolphin et du Worcester, ainsi que les attestations des capitaines Suckling, Lutwidge, Farmer[1], Pigot et Robinson, après avoir prouvé qu’il savait prendre un ris et faire une épissure, qu’il reçut le certificat qui devait lui permettre d’aspirer à un rang plus élevé dans la marine anglaise. Avec ce brevet de capacité, il pouvait cependant attendre long-temps encore le grade de lieutenant. Heureusement son oncle, le capitaine Suckling, venait d’être nommé contrôleur de la marine, et il obtint facilement pour son neveu un grade après lequel bien des midshipmen ont soupiré toute leur vie. C’était donc un grand pas de fait, et Nelson, enchanté, écrivit le jour même à son frère : « Me voilà enfin lieutenant ! C’est à moi maintenant de me tirer d’affaire, et je m’en acquitterai, je l’espère, de façon à me faire honneur ainsi qu’à mes amis. »

Embarqué immédiatement sur la frégate le Lowestoffe, Nelson reçut, en partant pour la Jamaïque, les pieuses recommandations de son père et les instructions du capitaine Suckling. Ce dernier lui rappelait (et c’étaient là des idées très avancées pour cette époque) qu’un navire de guerre doit toujours avoir ses vergues droites et ses manœuvres bien raides, qu’aucune corde ne doit pendre au dehors, que les hamacs doivent être ramassés avant huit heures du matin, et soigneusement rangés dans les bastingages, les ponts et l’extérieur lavés tous les jours, le linge de l’équipage deux fois par semaine, et qu’il faut bien se garder de larguer, et d’établir ses voiles l’une après l’autre ; car, disait-il, il n’y a rien au monde de moins marin : nothing so lubberly ! Quand on songe aux immenses progrès obtenus par ces soins méthodiques dans l’hygiène des navires et dans la précision de leurs mouvemens, quand on songe à ces armemens formidables de la France et de l’Espagne réduits deux fois dans la même guerre à une complète impuissance par l’invasion du scorbut, on n’est plus tenté de sourire en lisant cette espèce de memorandum, et on se demande si, en marine comme ailleurs,

  1. Le même qui commandait la frégate le Québec dans son célèbre combat contre la frégate la Surveillante à la l’auteur d’Ouessant, en 1779. La Surveillante était sous les ordres du capitaine Ducouédic.