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abandon, il produisit ses ouvrages les plus remarquables ; la supériorité de ces ouvrages ne les mit pas à l’abri de la controverse et même des critiques violentes. Cette place accordée si tardivement dans l’estime publique ne l’était pas sans de nombreuses réserves. Sans parler des rivaux qu’il trouvait dans l’école, il avait à vaincre, et il n’y était pas parvenu, la disposition chagrine de ces connaisseurs intraitables sur tout ce qui s’écarte de la tradition. Il répugnait à cette classe de juges de reconnaître sa parenté avec les grands maîtres et de l’appeler le Corrége français, comme le gros du public, qui, à vrai dire, le faisait, sans trop savoir la différence qu’il y a entre Corrége et les autres peintres. On persistait à l’accuser de monotonie, d’incorrection, et à blâmer presque unanimement la répétition des mêmes airs de tête. On ne prenait pas garde que ces défauts sont communs à presque tous les maîtres et souvent la condition inévitable qui compense leurs beautés.

Les hommes sont ainsi faits. Ils voient sans s’émouvoir des efforts merveilleux et demandent encore des merveilles. Avec quelle froideur n’a-t-on pas accueilli de nos jours, et presque dans le même temps, les ouvrages étonnans qui ont marqué la carrière si courte de l’illustre et à jamais regrettable Géricault ! Tant de verve, tant de nouveauté, n’avaient concilié à la Méduse, au Hussard, au Cuirassier, que l’admiration enthousiaste de quelques jeunes gens ; toute la grace, toute la finesse, toute l’abondance du génie de Prudhon, n’avaient pu surmonter le préjugé qui lui était contraire.

La restauration ne prodigua ni à l’un ni à l’autre les encouragemens. Quant à Prudhon, retiré dans son atelier et fidèle à sa réserve, il concentrait dans son amour pour le travail et dans la société de ses amis tous ses sentimens et toutes ses pensées. Au contraire, presque tous les peintres que l’opinion plaçait en tête de l’école se montrèrent empressés auprès de ce nouveau pouvoir qui avait proscrit leur illustre maître David et défendu même à ses cendres le retour dans une patrie honorée par ses talens. On a pu voir Prudhon, dans les dernières années de sa vie, employant toutes ses soirées dans l’atelier de son élève, M. Trezel, à dessiner d’après nature comme s’il eût été lui-même un élève. Il ne se trouvait pas mal à l’aise, le porte-crayon à la main et dans la société de jeunes gens. Sa complaisance pour ces derniers était inépuisable. Beaucoup d’artistes faits ont eu également à se louer de lui. Il a bien souvent négligé ses travaux pour apporter à un confrère embarrassé l’aide de ses conseils et de sa savante main.

Ses ouvrages devinrent plus rares. Les fatigues de l’âge et bientôt d’horribles chagrins vinrent faire une diversion fatale à son amour pour l’étude. L’Assomption de la Vierge, qui orne aujourd’hui la chapelle des Tuileries, a été son dernier ouvrage exposé de son vivant. Cette composition fut estimée assez universellement, mais n’excita aucune critique