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pour en recevoir l’impulsion. Il y a de telles analogies de situation entre ces peuples et la Pologne, qu’ils sont tous naturellement poussés à agir avec elle de concert. Jamais ils ne pourront impunément séparer leurs intérêts de l’intérêt polonais. Réunies, ces causes diverses forment un ensemble qui, sous le nom de panslavisme, deviendra tôt ou tard pour l’Europe la plus importante de toutes les questions internationales.

On connaît maintenant le chemin qu’a fait la Russie au sein du monde slave, on voit aussi que le panslavisme bien compris, loin d’être une arme entre ses mains, peut devenir un rempart contre ses empiétemens. Si quelque chose pouvait encore redoubler notre intérêt pour les peuples opprimés de l’Europe orientale, ce seraient les tristes complications au milieu desquelles ils se débattent depuis quelque temps. Les mêmes passions anarchiques qui dévorent la Pologne se retrouvent dans les autres pays slaves. La jalousie des chefs, l’ignorance des masses, l’acharnement des partis à s’entredétruire, enfin l’obstination d’une partie de l’aristocratie à conserver le plus qu’elle peut de ses antiques privilèges ; voilà les obstacles qui arrêtent le progrès des nationalités ou le panslavisme politique. Quant au panslavisme littéraire, celui-là du moins ne recule pas. De plus en plus, les savans des divers pays slaves étudient leurs langues respectives et mêlent ensemble leurs travaux et leurs idées. De cette comparaison continuelle et de ces emprunts réciproques il résulte que chacun se confirme dans ses sentimens propres, et que les diversités nationales, en s’épurant, deviennent plus raisonnées. Au lieu de s’affaiblir, chaque littérature slave se fortifie donc et grandit en s’appuyant sur ses sœurs. Désormais on ne peut plus douter que, quand même le joug russe réussirait, par l’apathie de l’Europe, à s’étendre sur tout le monde slave, les littératures polonaise, bohême et illyrienne ne cesseraient pas pour cela d’exister. Le théâtre polonais, dans la capitale même de la Gallicie, n’a jamais été plus fréquenté qu’aujourd’hui. En Bohême, la presse indigène voit s’agrandir chaque jour le nombre de ses lecteurs et l’importance de ses publications, tandis que la presse allemande au contraire s’efface de plus en plus à Prague et dans les autres villes du pays. Or, tant qu’un peuple conserve une littérature nationale, il garde par là même intact pour un avenir plus heureux le germe essentiel de sa nationalité, qui ressemble alors au grain déposé en terre et fermentant sous la neige jusqu’à ce que les rayons du printemps viennent en faire sortir une riche moisson.


CYPRIEN ROBERT.