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n’aide à la fascination : ses cheveux noirs et bouclés, en tombant sur son front et sur ses yeux lui formaient une sorte de couronne et donnaient à sa figure l’aspect d’une tête de Méduse.

L’imagination, publique poétise son héros à sa façon elle va chercher chacun de ses actes dans le mystère du passé et se plaît à le raconter. Voyez, au début, ce gaucho qui échappe à la justice après quelque meurtre : il s’enfuit précipitamment de San-Luis et s’enfonce dans la travesia, son harnais sur l’épaule, en attendant qu’il trouve un cheval ; mais à peine a-t-il fait quelques lieues dans le désert qu’il a à combattre un péril plus grand que la faim ou la soif. Il entend un rugissement lointain : c’est la voix aigu et prolongée du tigre, qui a la propriété, tout motif de crainte à part, d’imprimer aux nerfs un tressaillement involontaire, comme si la chair s’agitait d’elle-même à ce cri de mort. Chaque fois que ce rugissement se renouvelle, il devient plus distinct ; le tigre, enivré par l’odeur du sang humain, se rapproche sans perdre un instant la trace de sa victime, et le malheureux gaucho n’aperçoit pour tout moyen de salut qu’un caroubier assez éloigné. Facundo, — car ce gaucho, c’est lui, — marche droit à l’arbre qu’il a aperçu, et, malgré la faiblesse du tronc qui se plie sous son poids, il peut arriver, jusqu’à la cime où il cherche à se tapir dans le feuillage. M. Sarmiento n’a pas négligé la scène dramatique qui se passe alors. « Le tigre, dit-il, s’avançait à pas précipités en flairant le sol et poussant des rugissemens plus fréquens à mesure que la trace était plus fraîche. Arrivé au point où le gaucho avait quitté le chemin pour se jeter à travers champs, le tigre passe outre et perd la piste ; furieux, il s’arrête, tourbillonne sur lui-même, lorsqu’enfin il aperçoit le harnais qu’il déchire d’un coup de griffe et dont il fait voler les lambeaux. Plus irrité encore de ce mécompte, il cherche de nouveau la piste, la retrouve, et, fixant en l’air ses regards, il découvre l’objet de ses poursuites à travers les rameaux du caroubier. Dès-lors le tigre cessa de rugir ; il s’avança en bondissant, tourna autour de l’arbre, en mesura la hauteur d’un regard allumé par la soif du sang, s’appuya plusieurs fois sur le tronc qu’il faisait osciller ; puis, voyant qu’il ne pouvait atteindre le gaucho, il s’étendit à terre, battant ses flancs avec sa queue, les yeux fixés sur sa proie, la gueule entr’ouverte et desséchée. Cela dura ainsi deux heures. La posture contrainte du gaucho, la fascination terrible qu’exerçait sur lui le regard sanguinaire du tigre, commençaient d’épuiser ses forces ; déjà il sentait s’approcher le moment où il ne pourrait plus résister à cette puissance d’attraction à laquelle il était soumis, lorsqu’un bruit vague de chevaux au galop lui rendit un peu d’espérance et de vigueur… En effet, c’étaient ses amis qui, après avoir reconnu la trace du tigre, accouraient à tout hasard pour chercher à le sauver, s’il était temps encore. » Un instant plus tard, l’animal