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diables, leur rend très désirable la prime de réengagement que l’on fait briller à leurs yeux. Elle n’est pas très considérable : 30 ou 40 roupies (75 à 100 francs), que le cabaret absorbe en quelques jours, suffisent pour retenir sur un sol prêt à les dévorer ces malheureux à peine échappés à la mort qui, hier encore, décimait leurs rangs. D’ordinaire, ils demandent seulement à passer dans le Bengale, celle des trois présidences où le soldat est le mieux traité. « Quatre cent quarante-six de nos hommes, dit le sergent, prirent ce parti. Beaucoup d’entre eux nous en témoignèrent par la suite le plus vif regret ; quelques-uns se suicidèrent. En revanche, j’ai vu d’autres privates se repentir de n’avoir pas accepté la prime (bounty). Le 86e régiment, d’ailleurs très bien administré, ne recruta qu’un très petit nombre des hommes qui nous quittaient, et cela parce que, disait-on, les soldats étaient obligés de tout acheter au quartier-maître, au lieu de se pourvoir où cela leur serait agréable. Si cette allégation était fondée, les hommes du 86e étaient encore mieux partagés, après tout, que les Européens au service de la compagnie. Ceux-ci, en débarquant, se trouvent obligés, par un règlement encore en vigueur, de payer leur cercueil sur le premier mois de leur solde. Je me suis souvent demandé si on croyait préparer ainsi nos guerriers à mieux affronter le trépas, certains qu’ils sont de n’avoir rien à débourser pour leurs funérailles. »

Cette boutade satirique est plus que justifiée, — on en conviendra, — par la bizarrerie du règlement en question.

Kurratchie, que le voyageur allait quitter après l’avoir revue, se ressentait déjà, nous dit-il, de l’occupation anglaise. Un môle élevé au milieu du port donnait aux barques et aux dinghis indiens la faculté d’opérer leur chargement et leur déchargement à marée basse ; la plaine adjacente, débarrassée des arbustes épineux qui l’obstruaient naguère, offrait un magnifique champ de manœuvres où vingt mille hommes auraient pu s’exercer à l’aise. Une route, percée entre la ville et les cantonnemens militaires, se garnissait de bungalows élégans. La police urbaine était sur un pied respectable, et les soldats anglais n’avaient le droit d’entrer en ville qu’en vertu de passes spéciales à eux délivrées par leurs officiers. En même temps la population croissait à vue d’œil, et comptait déjà plus de trente mille âmes.

Point intermédiaire entre Bombay et le golfe Persique, voisine de l’Indus, et facile à relier avec Tattah par une bonne route qui augmenterait rapidement son commerce de transit, Kurratchie, si nous en croyons le staff-sergeant, pourrait, avant qu’il soit long-temps, devenir le grand entrepôt du Scindh, et son développement, favorisé par le gouvernement anglais, la mettrait en passe de rivaliser plus tard avec l’antique Pattala elle-même. La possession de cette dernière (Tattah), jointe à celle de Kurratchie, suffirait à tous les besoins de l’occupation