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ce riche héritage à titre de reversion à la couronne de Bohême, à l’archiduché d’Autriche ou à l’empire. L’électeur palatin, qui n’avait pas d’héritier direct et auquel on promit un magnifique établissement pour ses bâtards, consentit à partager son héritage avec l’Autriche, au détriment de son neveu le duc de Deux-Ponts. La question semblait donc résolue en fait comme en droit mais Frédéric veillait. Il protesta d’abord devant l’opinion publique contre cette menaçante usurpation, et parut bientôt à la tête d’une armée sur les frontières de Silésie. Joseph V, qui faisait depuis long-temps des préparatifs considérables vit arriver avec une secrète joie l’occasion de lutter avec son rival. L’armée autrichienne était nombreuse, bien disciplinée, et commandée par des généraux expérimentés, Daun, Haddick et Lascy. Cependant, avant d’entrer en campagne, les deux souverains échangèrent une correspondance dont ils connaissaient d’avance toute l’inutilité, et où se retracent fidèlement la calme lenteur de Frédéric et l’impatience inquiète de Joseph.

« Monsieur -mon frère écrivait l’empereur en juillet 1778, vous voulez jouer le rôle de protecteur dans la guerre pour la succession de Bavière. Vous vous armez de la qualité de garant de la paix de Westphalie pour offenser l’Autriche, et après diverses négociations vous décidez de votre autorité privée que je dois me dessaisir de la Bavière. J’espère que vous voudrez bien croire qu’en ma qualité de chef suprême de l’empire j’ai quelques notions sur sa constitution ; or, elle permet à tout état de l’empire de traiter avec les agnats pour les pays en litige, et d’en prendre possession, s’il obtient leur commun accord… Peut-être avez-vous trop présente à la mémoire l’époque de la mort de Charles VI et de la conquête de la Silésie. Quand vous agissez ainsi, vous ne songez qu’à votre bonheur comme général, et à votre armée de deux cent mille hommes ; mais songez aussi que la Prusse n’est pas le seul état auquel la Providence ait fait à cette grace de pouvoir amener sur le champ de bataille deux cent mille soldats. » Et plus loin il ajoutait : « J’ai déjà appris de V. M. tant de choses utiles, que si je n’étais citoyen, et si le sort de plusieurs millions d’hommes qui souffriraient cruellement de cette guerre ne me touchait profondément, je demanderais à votre majesté de m’enseigner encore le métier de général. »

Frédéric répondait avec une courtoisie un peu ironique et un sang-froid presque dédaigneux : « Non, sire, vous n’avez pas besoin de maître, vous réussirez dans tout ce que vous entreprendrez, parce que la nature vous a doué des plus rares talens. Lucullus n’avait jamais commandé d’armée, quand le sénat romain l’envoya dans le Pont, et presque à son arrivée il battit Mithridate. Si votre majesté remporte des victoires, je serai le premier à l’applaudir, mais j’ajoute : que ce ne soit point contre moi. »

Les armées étaient en présence, et l’Europe dans l’attente d’un grand évènement Frédéric, trop prudent pour hasarder une bataille décisive dont le succès même ne pouvait rien ajouter à sa réputation, déploya toute son habileté pour paralyser les entreprises de Joseph et le lasser sans combattre. D’ailleurs, le roi savait bien que cette guerre n’était pas sérieuse, car Marie-Thérèse, un moment entraînée par la fougue de son fils, désirait vivement la paix, et pendant la campagne elle envoya à Frédéric le baron de Thugut, avec mission de lui dire, en propres termes, « qu’elle était désespérée qu’ils fussent sur le point de s’arracher l’un à l’autre des cheveux que l’âge avait blanchis. »