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Joseph II ne sut déployer dans cette campagne qu’une prodigieuse activité et un brillant courage, exposant sa couronne d’empereur comme un bonnet de grenadier, disaient les soldats ; mais on ne reconnut en lui aucune des qualités du général : il manquait de sang-froid et de résolution, son esprit n’avait pas ces ressources inattendues qui réparent un désastre, et ces hardiesses qui, venues à propos, décident les grandes victoires. Il ne sut pas inspirer à ses troupes la confiance, qui est la première condition du succès ; aussi l’armée autrichienne, quoique supérieure en nombre à ses audacieux ennemis, fut-elle démoralisée au premier échec ; l’empereur lui-même s’exagéra la grandeur du péril, et, après la déroute de Lugosh, il adressa à ses troupes cette proclamation désespérée : « Soldats ! ne voyez dans les Turcs que des bêtes féroces qu’il faut détruire. Souvenez-vous, enfans, que, de quelque côté que vous tourniez vos pas dans cette contrée, vous foulez les restes des musulmans tombés jadis sous les coups de vos pères. Le sort de l’empire est entre vos mains, votre empereur marche à votre tête, il ne faut pas songer à la retraite, il n’en est plus pour nous ; nous n’avons de choix qu’entre la mort et la victoire. »

La situation n’était pourtant pas assez compromise pour justifier de telles paroles ; l’empereur, reconnaissant son insuffisance, appela le vieux Laudon, que les Turcs avaient surnommé le diable allemand, et qui, reprenant une offensive vigoureuse, marcha sur Belgrade et s’en rendit maître. Joseph rentra à Vienne, mourant, désespéré. Une fièvre prise dans les marais du Danube minait lentement ses forces, et les soucis du gouvernement, l’opposition toujours croissante qui entravait ses réformes, épuisaient son courage. « Talens à part, je fais ce que je puis, disait-il ; mais personne ne me soutient, ni dans l’arrangement ni dans la conduite. Bureaux, directions, nobles et bourgeois, grands et petits, prêtres et laïques, tous s’accordent en un seul point, celui de mettre de continuelles entraves dans les rouages de la machine. » Joseph II n’était pas fait pour la lutte ; il n’avait pas une de ces natures agressives que la difficulté excite, que l’obstacle encourage, que le péril aiguillonne, et qui grandissent dans la mêlée. Toutes ses espérances étaient évanouies, tous ses plans renversés ; il n’avait plus de but à sa vie, et il conservait encore, cruelle torture de l’ame, la volonté des grandes choses, sans en avoir la puissance. Ses réformes, mal comprises, calomniées, n’avaient pas développé leurs germes féconds, que le temps seul pouvait mûrir. Le désordre momentané que produisaient d’aussi profondes modifications dans les lois et dans les mœurs paraissait aux yeux des hommes la conséquence naturelle d’une entreprise mal conçue. Quand les rêves les plus purs, les inspirations les plus élevées, les études, les efforts de toute une vie, n’aboutissent qu’à d’aussi tristes déceptions, quelle force humaine peut supporter une telle épreuve sans plier et s’affaisser dans la tombe ?

Le mécontentement des peuples se communiquait de proche en proche. Au bruit de la révolte des Pays-Bas, la Hongrie se soulevait plus sombre et plus menaçante, un frémissement sourd courait dans le Tyrol, et la Lombardie semblait n’attendre qu’un signal allumé sur les montagnes pour conquérir aussi son indépendance. Joseph, couché sur son lit de mort, voulut du moins éviter l’effusion du sang ; il déchira une partie de son œuvre, et rendit aux Hongrois leurs privilèges et la couronne de Presbourg. Cette relique nationale fut reçue