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tourmente l’heureux parvenu, c’est le souvenir du passé. Où sont les belles années studieuses, et la pauvreté si gaiement soufferte, et l’enthousiasme désintéressé de la jeunesse ? Où est surtout celle qu’il a aimée à vingt ans ? Il voit encore la petite chambre de Marie ; les rosiers sont en fleur sur la fenêtre, le mur est couvert de jolis dessins et de fines aquarelles ; à genoux près de sa bien-aimée, l’étudiant s’enivre des promesses de la vie, et tous deux déroulent ensemble les beaux songes d’or de leur destinée. Pourquoi a-t-il renoncé à ce calme bonheur ? L’ambition l’a rendu parjure, et il a renié son nom, il a déchiré le roman de sa jeunesse, il a abandonné sa fiancée. Phénomène bizarre, singulière punition de la Providence ! c’est aujourd’hui seulement, après dix années d’oubli, quand une vie nouvelle l’a comblé de biens et d’honneurs, c’est aujourd’hui que le souvenir de ce premier amour s’empare de toute son ame et ne lui laisse plus de repos ! Marie est près de lui, il la voit, il l’entend, non pas irritée et la voix pleine de reproches, mais douce, aimante, aimée comme autrefois. Cette charmante et cruelle image l’obsède sans cesse, et, devant les splendides rayons des heures printanières, toute son existence présente se décolore : la loyale jeunesse se venge des perfidies de l’âge mûr. Telle est l’idée qui a inspiré le poète, et le développement qu’il lui donne dans les deux premiers actes ne manque ni d’originalité ni de finesse ; seulement il était difficile de trouver là une action forte, et M. Gutzkow n’a pas triomphé de l’obstacle. C’est une nouvelle psychologique, animée d’une exaltation subtile, qui ne messied pas en Allemagne ; ce n’est nullement un drame. L’auteur amène dans la maison d’Henri de Jordan cette belle Marie que Werner a aimée si passionnément et si lâchement abandonnée ; Werner croit tout réparer en la comblant de soins, et il prétend persuader à sa femme qu’elle doit l’aider dans cette réparation solennelle. Tout le drame est là. Werner étouffera-t-il son repentir par respect pour les convenances, ou bien lui sera-t-il permis d’exprimer franchement ce qui remplit son cœur ? Cette petite querelle de ménage, cette guerre aux convenances, est un étrange sujet de tragédie, et l’auteur fait singulièrement oublier dans les derniers actes tout le talent, toute la grace qu’il a donnée à son exposition. Les révoltes de Werner contre la société sont bien ridicules, amenées par un intérêt si mince.

« Ah ! ils veulent que le repentir soit un crime !… La situation où je me trouve, des milliers d’hommes la connaissent. Toute la différence, c’est qu’ils ont assez de force pour maîtriser leurs sentimens, assez d’effronterie pour ne pas rougir d’un passé criminel. Oui, je suis plus lâche que vous, hommes intrépides, qui savez si bien arracher la moindre épine qui croît dans votre conscience. Que de sacrifices j’ai faits à mon ambition, et à ce moderne destin, héritier du fatum antique, que nous nommons les convenances ! Tout, je lui ai tout donné, mon