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il use de notre langue, mais à l’égard de nous seulement. Il ressemble à ce personnage de ballet qui est moitié paysan et moitié seigneur ; il montre à l’Europe le côté gentleman, il est toujours un pur Osmanli pour l’Asie. Les préjugés des populations font d’ailleurs de cette politique une nécessité.

Au demeurant, je retrouvai dans Méhmet-Pacha un très excellent homme, plein de politesse et d’affabilité, attristé vivement de la situation que les puissances font à la Turquie, en ne lui permettant ni de vivre ni de mourir. Il me racontait comment il venait de quitter la haute position de pacha de Topana à Constantinople, par ennui des tracasseries consulaires. — Imaginez, me disait-il, une grande ville où cent mille individus échappent à l’action de la justice locale ; il n’y a pas là un voleur, un assassin, un débauché qui ne parvienne à se mettre sous la protection d’un consulat quelconque. Ce sont vingt polices qui s’annulent l’une par l’autre, et c’est le pacha qui est responsable pourtant !… Ici nous ne sommes guère plus heureux, au milieu de sept à huit peuples différens qui ont leurs cheiks, leurs cadis et leurs émirs. Nous consentons à les laisser tranquilles dans leurs montagnes, pourvu qu’ils paient le tribut… Eh bien ! il y a trois ans que nous n’en avons pas reçu un para !

Je vis que ce n’était pas encore l’instant de parler en faveur du cheik druse prisonnier à Beyrouth, et je portai la conversation sur un autre sujet. Après le dîner, j’espérais que Méhmet suivrait au moins l’ancienne coutume, en me régalant d’une danse d’almées, car je savais bien qu’il ne pousserait pas la courtoisie française jusqu’à me présenter à ses femmes ; mais je devais subir l’Europe jusqu’au bout. Nous descendîmes à une salle de billard où il fallut faire des carambolages jusqu’à une heure du matin. Je me laissai gagner tant que je pus, — aux grands éclats de rire du pacha, qui se rappelait avec joie ses amusemens de l’école de Metz.

— Un Français, un Français qui se laisse battre ! s’écriait-il.

— Je conviens, disais-je, que Saint-Jean-d’Acre n’est pas favorable à nos armes ; mais ici vous combattez seul, et l’ancien pacha d’Acre avait les canons de l’Angleterre.

Nous nous séparâmes enfin. On me conduisit dans une salle très grande éclairée par un cierge, placé à terre au milieu, dans un chandelier énorme. Ceci rentrait dans les coutumes locales. Les esclaves me firent un lit avec des coussins disposés à terre sur lesquels on étendit des draps cousus d’un seul côté avec les couvertures ; je fus en outre gratifié d’un grand bonnet de nuit en soie jaune matelassée qui avait des côtes comme un melon.