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surtout fleuri dans les temps modernes ; mais ne confondons pas ici la théorie avec la cause. A voir l’analogie qui existe entre les sentimens du Banquet de Platon et des poètes ou des romanciers du XVIe ou du XVIIe siècle, on serait tenté de penser que l’amour mystique et chevaleresque est né de l’étude et de l’imitation du Banquet. Il n’en est rien. L’amour mystique et chevaleresque est surtout né des idées chrétiennes et des idées guerrières du moyen-âge. La religion et la chevalerie sont les deux causes principales de ce genre d’amour ; mais il doit beaucoup aussi au Banquet de Platon, car c’est là qu’il a trouvé sa théorie. Il était un sentiment ; en lisant le Banquet, il est devenu une science. La science à son tour s’est répandue et accréditée à l’aide du sentiment. Le Banquet de Platon a été plus heureusement mis en action par les chrétiens et par les chevaliers, qui le connaissaient à peine, que par les philosophes païens, qui l’étudiaient sans cesse, et la pensée de Platon, qui a eu beaucoup de commentateurs dans le paganisme, n’a eu ses plus nobles disciples et ses plus généreux initiés que dans le christianisme.

Le Banquet est une suite de dissertations sur l’amour, faites à tour de rôle par les convives réunis autour de la table du jeune Agathon, et ces convives sont Socrate, Phèdre, Pausanias, Éryximaque, Aristophane et Alcibiade. Ils aiment mieux, comme étant entre gens d’esprit, la conversation que le repas : ils se décident donc à boire modérément, à renvoyer la joueuse de flûte qui assistait ordinairement aux repas des anciens, et à causer de l’amour : « car c’est une chose étrange, dit Éryximaque, que, de tant de poètes qui ont fait des hymnes et des cantiques en l’honneur de la plupart des dieux, aucun n’ait fait l’éloge de l’Amour, qui est pourtant un si grand dieu[1]. » Puisque la poésie n’a pas chanté l’amour et n’en a pas exprimé les effets, c’est à la philosophie de réparer cet oubli : nouveau témoignage de l’indifférence que la poésie antique avait eue jusqu’alors pour cette passion de l’amour qui tient une si grande place dans la poésie moderne. « Que chacun donc, continue Éryximaque, prononce un discours à la louange de l’amour. » Phèdre commence, et, dès le commencement de son discours, se trouvent ces belles paroles qui semblent avoir enfanté, pour ainsi dire, toute une littérature : « Il n’y a ni naissance, ni honneur, ni richesses, rien enfin qui soit capable, comme l’amour, d’inspirer à l’homme ce qu’il faut pour se bien conduire : je veux dire la honte du mal et l’émulation du bien, et, sans ces deux choses, il est impossible que ni un particulier ni un état fasse jamais rien de beau ni de grand. J’ose même dire que, si un homme qui aime avait ou commis une mauvaise action ou enduré un outrage sans le repousser, il n’y aurait ni père, ni parent,

  1. Œuvres de Platon, trad. par M. Cousin, 1831, t. VI, p : . 246.