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fin de la Vie nouvelle, « qu’il espère qu’après sa mort son ame ira voir la gloire de la bienheureuse Béatrice, qui, dans le ciel, contemple face à face celui qui est béni à travers tous les siècles. » Dante, en effet, dans son amour, n’a rien dont il puisse se repentir. Béatrice surtout, étant morte jeune, est passée au ciel avec toute sa beauté et toute sa pureté, et il n’est resté d’elle sur la terre que le sentiment de tendre admiration que Dante lui a conservé. Laure, au contraire, moins heureuse que Béatrice, a vécu ; elle a été mariée, elle a même vieilli ici-bas, nous dit Pétrarque, qui se vante de l’avoir aimée quand sa beauté était déjà passée, voulant montrer par là la chasteté de sa passion. Cependant ce commerce de Laure avec la terre, avec le temps et surtout avec le mariage, fait qu’elle est moins divine que Béatrice ; son image est moins idéale, elle est plus femme. Aussi Pétrarque est-il forcé d’avouer que dans Laure il a aimé l’ame avec le corps. Son amour touche donc de près aux passions humaines, c’est-à-dire au péché. Saint Augustin, son interlocuteur, ne lui laisse à cet égard ni illusion ni relâche : il poursuit la passion de Pétrarque jusque dans ses replis les plus cachés, et, d’aveux en aveux, il l’amène à reconnaître qu’il a pris, pour arriver à l’amour de Dieu, la plus mauvaise route et surtout la plus longue, n’aimant dans le Créateur que l’artiste qui avait fait de Laure le type parfait de la beauté, comme si, au contraire, la beauté des corps n’était pas la moins élevée des formes de la beauté suprême[1].

Ainsi Pétrarque désavoue et réprouve l’amour platonique ; il l’abjure, pressé par la sagacité pénétrante de l’interlocuteur ou plutôt du confesseur qu’il s’est choisi. Avouons-le, en effet, saint Augustin est bien choisi pour être le confident et le censeur d’un amant comme Pétrarque, amant subtil, qui veut être à la fois amoureux et vertueux. Or, c’est là une prétention que saint Augustin, avec la connaissance qu’il a du cœur humain et l’expérience que lui a donnée sa propre vie, ne peut pas souffrir dans son pénitent. Et ne croyez pas que ce soit seulement quand Pétrarque le fait parler que saint Augustin a cette science du cœur humain ; ne croyez pas que l’amant prête au père de l’église je dirais volontiers qu’entre Pétrarque et saint Augustin, celui qui sait le mieux l’amour, celui même qui a le mieux aimé, c’est saint Augustin. Je ne veux pas parler ici des Confessions, mais partout dans ses ouvrages éclate cette sagacité qui tient à la pratique des passions humaines. De là, au milieu même de ses plus graves sermons, et surtout quand il prêche l’amour de Dieu, des retours inattendus et charmans

  1. « … Cum creatum omne, Creatoris amore diligendum sit, tu contrà, creature captus illecebris, Creatorem non quomodo decuit amasti, sed miratus artificem fuisti, quasi nihil ex omnibus formosius creasset, cum tamen ultima pulchritudinum sit forma corporea. » (De Contemptu mundi, dialogus III.)