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et comme faculté de l’esprit, est bien technique, mais je dois dire qu’il a paru à des juges excellens un parfait modèle de la saine méthode analytique fortement appliquée. Ajouterai-je que ces mêmes juges, qui estiment cet Essai la perfection même, trouvent que tout à côté, dans les deux morceaux suivans, l’auteur s’est trop ingénié à toutes sortes de démonstrations et de questions concernant la matière et l’esprit. M. de Rémusat a beau faire, sa curiosité se porte aisément aux limites, et, lorsqu’elle signale les écueils, elle aime pourtant à s’y pencher. Il est de ceux qui, même s’ils avaient saisi la vérité, ne sauraient ni ne voudraient peut-être pas uniquement s’y tenir, et qui regarderaient encore derrière pour voir s’il n’y a pas autre chose de caché. Benjamin Constant disait qu’il avait sur chaque sujet une idée de plus qui faisait déborder le reste. M. de Rémusat, lui aussi, de quoi qu’il s’agisse, n’est jamais sans cette idée de plus ; mais, bien autrement sérieux et soucieux du vrai, il tient bon, il combine les principes, et le caractère ; la digue est ferme, élevée ; qu’importe ? l’esprit trouve encore moyen de passer par-dessus.

L’ouvrage sur Abélard, qui contient une admirable vie de ce philosophe et un exposé définitif de son épineuse doctrine, exige quelque explication préalable et nous oblige à revenir un peu sur le passé. M. de Rémusat, avons-nous dit, eut toujours un goût vif pour les drames, et il en a écrit plusieurs qui n’ont été ni représentés, ni imprimés. C’est en 1824, si je ne me trompe, dans l’été qui suivit la défaite électorale, qu’étant seul à la campagne, assez ennuyé, il se mit à improviser ses deux coups d’essais en ce genre ; le premier, le Croisé ou le Fief, dont la scène était au moyen-âge, se ressentait d’"Ivanhoë et un peu de Goetz de Berlichingen. L’autre, intitulé : l’Habitation de Saint-Domingue ou l’Insurrection, lui avait été suggéré par des recueils sur la traite qu’il compulsait pour M. de Broglie ; l’idée philanthropique prit tout d’un coup la forme de son Toussaint-Louverture. Tout cela s’exécuta très vite, très lestement ; chaque drame avait cinq actes ; les dix actes furent enlevés en douze jours : ce qui fait un acte par jour, et, après chaque drame, un jour pour se relire. On ne saurait entrer d’un pied plus léger dans la rapidité romantique. Pendant l’hiver de 1824-1825, ces drames, lus dans le salon de Mme de Broglie, de Mme de Catelan, eurent beaucoup de succès et furent des espèces de lions de la saison. L’auteur ne se laissa pourtant pas entraîner à la tentation de les livrer au grand jour. Facile de talent, difficile de goût, il se disait que, pour les œuvres d’imagination, il ne faut produire que de l’excellent. Et puis la pensée politique le retint aussi ; il avait droit de pressentir son avenir, il pouvait être ministre un jour ; c’était inutile de rien publier que ce qui serait compatible, avec cette carrière-là. Il jouit donc de son succès de société et remit ses drames en portefeuille. Cependant, ayant pris goût