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de protestation contre notre théâtre et notre littérature nationale. On donnait trop à une traduction de Shakespeare l’air d’une épigramme contre Racine. Aujourd’hui, éclairés par l’expérience, nous avons compris qu’on ne s’infuse pas, après deux cents ans, un autre goût, d’autres idées, un autre sens littéraire, et qu’Anglais, Allemand ou Français, le passé est toujours le passé, c’est-à-dire le sujet d’une étude féconde, mais non pas l’élément d’une vie nouvelle. Aussi ce qui était alors une lutte ne serait plus maintenant qu’un parallèle. Ces études, ces imitations intelligentes auraient perdu tout caractère hostile ; on y apporterait cet esprit de curiosité bienveillante, érudite, contemplative, qui animait Goethe lorsque, de la main qui créa Faust, il traduisait Mahomet et Tancrède. Cette fois, Shakespeare et Schiller n’arriveraient plus comme des ennemis, mais comme des hôtes, et il y aurait à les accueillir d’autant plus de profit et de charme, qu’il ne s’y joindrait pas la crainte d’être traité par eux en pays conquis.

Tout en fécondant, en étendant ainsi son ancien répertoire, le Théâtre-Français voudrait aussi appeler à lui toutes les forces vives de notre littérature. Il doit son concours aux talens déjà consacrés par le succès, comme à toutes les tentatives où se révèlent avec quelque distinction une pensée, une intention sérieuses. Déjà nous avons vu, l’autre soir, applaudir très franchement la nouvelle comédie de M. Arago, les Aristocraties. Quoique ce sujet ait été souvent essayé ou effleuré sur le théâtre contemporain, on peut dire qu’il est toujours neuf, et la société moderne n’en saurait fournir de plus vrai. Il y a là matière à ces épigrammes, à ces traits satiriques qui ne manquent jamais leur effet sur le public, parce qu’ils sont pris dans un milieu accepté par tout le monde, et qu’ils résument un sentiment général sous une forme gracieuse et piquante. C’est principalement ce genre de succès qu’a paru rechercher l’auteur des Aristocraties, et il l’a pleinement obtenu. Sa pièce n’est pas tout-à-fait une de ces oeuvres du démon dont parle Voltaire, lequel, bien qu’aussi démon que personne, n’a jamais su faire une bonne comédie. Dans celle de M. Arago, les caractères sont plutôt entrevus qu’observés, plutôt indiqués que peints. Il y manque cette étude profonde, cette main vigoureuse qui fouille et qui sculpte, cette faculté de mettre l’homme en relief, qui constitue le vrai comique. Il y manque aussi cette force d’invention qui entraîne après soi le spectateur, et fait ressortir les personnages par la variété des situations et des incidens, comme le diamant reluit et scintille sous les divers jeux de la lumière. En un mot, Molière, s’il revenait au monde, s’y prendrait autrement sans doute pour refaire à notre usage son Bourgeois gentilhomme ; mais une quantité de vers faciles et d’un tour agréable, une série de jolies scènes, quelques rôles bien tracés, ont valu aux Aristocraties un succès aimable, auquel on s’associe volontiers. Ajoutons que les acteurs ont fait merveille. Régnier, chargé de lancer au public la plupart des mots plaisans, les a dits de manière à les rendre plus spirituels encore ; Provost a donné une physionomie excellente à son rôle de Jourdain moderne ; Mlle Judith a été d’une grace exquise, et Mlle Brohan s’est montrée, comme toujours, charmante de verve et d’entrain. Enfin Geffroy, par son attitude sévère et l’âpreté mordante de son organe, a fait ressortir heureusement les intentions satiriques de l’auteur contre chacune des aristocraties.

M. Scribe donne à la Comédie-Française deux ouvrages, l’un déjà mis à l’étude, l’autre presque terminé. Quoi que l’on fasse ou que l’on dise, M. Scribe est resté un des maîtres du théâtre contemporain. On lui reproche de manquer de cet