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de nombreuses conquêtes ; les chefs-d’œuvre des diverses nations européennes, popularisés par des traductions empreintes d’un vif sentiment des beautés originales, ont pris chez nous droit de bourgeoisie. La poésie a eu sans doute de nombreux échecs à enregistrer, et sur les 4,383 éditions de poètes que nous avons vu éclore, ou plutôt qui sont écloses autour de nous sans que nous les ayons vues, il en est peu qui surnagent aujourd’hui ; mais du moins celles qui surnagent nous vengeront dignement auprès de la postérité de ce reproche banal de prosaïsme qu’on a tant de fois adressé à notre époque ; n’avons-nous pas, en effet, pour répondre à ce reproche, Lamartine, Hugo, Béranger, Sainte-Beuve, de Musset, de Vigny, Delavigne, et, à côté de ces maîtres, une foule de poètes dont les vers, choisis comme les fleurs d’un bouquet, pourraient former une anthologie charmante ? Toutes les joies, toutes les espérances, toutes les douleurs de l’ame ont été traduites dans cette langue du rhythme que tous les hommes, dans tous les âges, admirent et comprennent sans pouvoir la parler. La poésie de l’infini s’est révélée en même temps que la poésie intime du foyer. Ce grand sentiment de la nature, que l’antiquité païenne avait emporté dans la tombe et qui nous saisit encore dans les vers de Virgile, de Lucrèce et de Théocrite, comme le spectacle des bois, de la mer et des montagnes, ce grand sentiment, tristement parodié par l’école descriptive de Delille, a été retrouvé par nos poètes. La fantaisie nous a séduits par des graces nouvelles ; la chanson, triste et souriante à la fois, et belle comme les odes, a fait rêver et pleurer ; la religion du pays comme la religion du ciel a eu ses chantres inspirés ; enfin, quand le culte des intérêts matériels menaçait d’attirer toutes les adorations, la poésie a élargi la sphère de l’idéal, et elle a couvé pour ainsi dire sous ses ailes tous les sentimens généreux.

Le théâtre et le roman, qui ont de tout temps exercé une si directe et si notable influence sur les mœurs publiques, se sont égarés souvent dans des voies déplorables, et sous ce rapport, nous ne leur avons point, on l’a vu, ménagé les reproches ; mais du moins faut-il dire à l’honneur de notre temps que ces deux branches de la littérature, en ce qu’elles ont de blâmable, ne sont en aucune façon l’expression de la société contemporaine, pas plus qu’elles ne sont ordinairement l’expression des sentimens personnels de l’écrivain qui les cultive. Elles ont pu, dans les bas-fonds de la société, agir d’une manière désastreuse sur certaines natures disposées au mal ; mais elles ont soulevé dans la masse un vif sentiment de réprobation. Après avoir fait rougir le public, elles commencent à rougir d’elles mènes, et l’on a tout lieu de croire que la crise convulsive à laquelle elles ont été en proie s’apaisera comme se sont apaisées dans la poésie les crises du désespoir, du blasphème et du génie méconnu.

La critique, que Bayle et Voltaire avaient élevée si haut et que la littérature de la république et de l’empire avait laissé retomber si bas, s’est relevée de nouveau. Sans doute, dans la polémique courante, elle a été entraînée souvent à des exagérations inexcusables, elle a patroné bien des médiocrités en se faisant l’humble servante de la camaraderie, elle a condamné à une mort prochaine, comme les médecins condamnent leurs malades, bien des gens qui n’en ont pas moins vécu trois éditions ; mais, d’une autre part, elle a pris un caractère plus élevé, elle s’est attaquée aux idées. Elle s’est unie à l’histoire, à la psychologie,