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d’humour chez Théophile de Viau, chez Saint-Amant, chez les poètes débraillés, viveurs, impies, à franches lippées. Tallemant des Réaux a conservé des mots, — ceux de Mme Cornuel par exemple, — que le doyen de Saint-Patrick eût reconnus pour compatriotes. Saint-Simon en a plusieurs, détachés à l’emporte-pièce de ces conversations un peu solennelles où cependant le trait humain, l’originalité d’un chacun, ne laissaient pas d’éclater par-ci, par-là. D’après ce qui il nous apprend, Lauzun devait être un humoriste, et des plus redoutables. Rappelez-vous seulement ce qui il osa risquer pour savoir à quel point il pouvait compter sur les bons offices de Mme de Montespan et pour la punir d’avoir voulu le jouer. L’homme qui, dans un transport d’ambition déçue, hasarde de pareils coups de tête n’aurait hésité devant aucun appel de la fantaisie.

De nos jours, en France, la réputation d’humoriste a tenté plus d’un conteur, plus d’un moraliste, plus d’un critique ; mais, s’il est une qualité que tout l’art et toute la bonne volonté du monde ne peuvent donner, c’est justement cette insaisissable acutesse de l’esprit, cette singularité innée de l’expression qui, sans aucune affectation, sans aucune recherche apparente, avec toutes les graces de la négligence, tous les avantages de la spontanéité, montrent sous un jour bizarre, inattendu, les contrastes les plus familiers, les vérités les plus triviales, quelquefois les paradoxes les plus usés. Aussi tout notre savoir-faire et nos plus habiles pastiches n’ont-ils guère abouti qu’à d’ingénieuses contrefaçons ; et s’il fallait à toute force trouver chez nous aujourd’hui un humoriste de quelque valeur, ce n’est pas dans la littérature proprement dite, mais parmi les réformateurs, les utopistes contemporains, qu’on serait bien avisé de le chercher. Ceci soit dit pour établir nettement la différence que nous mettons entre l’esprit, jeu brillant de la pensée, et l’humour, qui a ses racines au cœur même de l’individu ; ou mieux, l’humour, c’est l’individu lui-même, donnant sa physionomie distincte et saisissante à tout ce qui sort de sa bouche ou de sa plume.

Chez les Anglais, cette incarnation de l’homme dans ses écrits ou dans ses paroles est légitimée par de nombreux et glorieux exemples. J’ai déjà parlé de Butler et de Burton ; mais Chaucer, mais Shakespeare, — noms plus illustres, — furent aussi des humoristes. Johnson, si pompeux, si dogmatique lorsqu’il monte dans sa chaire et secoue sa perruque olympienne, le grand Johnson enfin nous a laissé dans son Dictionnaire et dans les curieux Mémoires de Boswell de beaux exemples d’humour brutale, farouche, rappelant Timon l’Athénien et tout ce que Denys d’Halycarnasse nous a conservé des sarcasmes cyniques. La lettre de remerciemens de Johnson à lord Chesterfield, qui l’avait dédaigné pauvre et le complimentait fameux, est un modèle du genre.