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d’un goût bizarre ; cependant le témoignage même de ses ennemis constate que le scandale de sa présence ne fut pas trop grand. Les libellistes sont loin de lui attribuer le mérite de cette retenue. Louis XV, disent-ils, qui était en grand deuil de la reine, mit quelques mesures dans ses relations avec la naissante favorite. Cependant Lebel, voyant le roi épris de cette femme à un point alarmant, cette femme qu’il n’avait jugée bonne qu’à défrayer un caprice royal, se jeta aux pieds de son maître et lui confessa le passé si nuageux de Jeanne Vaubernier. Le roi fut sourd ; Lebel insista, pria, il pleura même en avouant tout, la rue de la Ferronnerie, des Deux-Portes, en ajoutant : Sire, je vous ai trompé, elle n’est pas même mariée. — Tant pis ! répliqua le roi ; qu’on la marie promptement, si l’on veut m’empêcher de faire quelque sottise. Peu de temps après cette scène de confidence et de remords, Lebel mourut. Mourut-il empoisonné ? C’est fort peu vraisemblable. Quel intérêt avait-on à le faire disparaître ? Celui de n’avoir pas un témoin de la conduite de Mme Du Barri ? Et le comte Jean et tous les roués ? D’ailleurs, au moment où Lebel mourut, l’élévation de Mme Du Barri était encore un fait à venir. Lebel mourut, parce que les coquins n’ont pas plus que les honnêtes gens le privilège de mourir quand il leur plaît.

Quelque dissolue que fût la cour et quelque grand que fût aussi le dédain du roi pour l’opinion publique, ils n’osèrent, ni celle-là, ni celui-ci, avouer une favorite qui n’avait près d’elle ni père, ni frère, ni mari pour couvrir sa conduite d’une ombre de protection et de responsabilité. C’était sans exemple. Les mauvaises mœurs comme les mauvaises actions ne se produisent pas sans voile. Il fallait un mari à la prochaine comtesse. Jean Du Barri ne pouvait l’épouser lui-même, puisqu’il était marié ; il la proposa à son frère Guillaume. Ce frère fit ses conditions. Guillaume aimait le jeu, les plaisirs, les voyages. Guillaume était paresseux, libertin, sans avoir dans l’esprit les ressources du comte Jean. On donna à Guillaume autant d’argent qu’il voulut pour accepter le titre purement honorifique de mari. Le marché conclu, on procéda à l’union, qui eut lieu à l’église de Saint-Laurent, dans le faubourg Saint-Martin, le 1er septembre 1768. Le notaire qui dressa le contrat, car aucune des formalités ne fut omise, s’appelait Le Pot d’Auteuil. Le roi pouvait légalement désormais posséder Mme Du Barri, puisqu’elle était la femme légitime d’un autre. La morale recevait une pleine satisfaction. Jean Du Barri s’applaudissait d’avoir conduit à fin une aussi glorieuse négociation, le roi était heureux. Quant au mari, dont il convient à peine de parler, il regagna Toulouse après avoir échangé une considération qu’il n’avait jamais eue contre une grande quantité d’or qu’il ne garda pas long-temps. Ceux qui aiment à suivre à travers les années d’oubli et les révolutions le fil aminci des événemens, ou plutôt la trace des personnages qui les ont amenés, n’apprendront