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vifs, aurait sonné avec dignité ses valets et leur aurait dit : « M. le comte demande ses gens. » Mais où donc aurait eu lieu cette scène ? A Versailles, à Marly, à Luciennes, dont nous allons parler, à Fontainebleau, à Compiègne ? Quoi ! le comte de Coigny ne se serait pas inquiété un seul instant de savoir comment celle qu’il avait connue dans le quartier des halles occupait les plus beaux appartemens du roi ? Et comment admettre qu’on ne savait ni en Corse, ni dans aucune des villes placées entre le midi et la capitale de la France, la haute prospérité survenue à Mme Du Barri ? L’anecdote est impossible. Tout ce que nous y voyons de vraisemblable, c’est l’indulgence qu’on y prête à Mme Du Barri. Plus elle s’éleva, plus elle devint douce, simple, modeste et bonne. Jamais elle ne punit, jamais elle ne se vengea. Le roi était dans un perpétuel étonnement. « Mais je serai forcé de vendre la Bastille, lui disait-il souvent, vous n’y envoyez personne. »

Une seule pensée altérait la félicité de Louis XV, c’était la froideur hostile que le duc de Choiseul opposait à toutes les démarches tentées pour opérer un raccommodement entre lui et la comtesse. Dans l’espoir de l’obtenir, il donna à Bellevue une fête à laquelle il invita le duc et Mme Du Barri. Ils y parurent l’un et l’autre avec leurs partisans, qui, se guidant sur les mouvemens, les allures et toute la stratégie de leurs chefs, s’évitaient si ceux-ci s’évitaient dans les allées du parc, tendaient à se réunir si ceux-ci faisaient mine de se rencontrer, pantomime de cour digne du théâtre, amusante et comique comme une scène de Mohière. Après la promenade, on soupa, on joua, mais ce rapprochement d’une nuit ne fut ni une paix ni un armistice. Chacun resta armé de ses prétentions et de ses haines. Le roi en fut pour les frais de sa brillante fête. C’est quelques jours après la soirée de Bellevue qu’il offrit le château de Luciennes à sa maîtresse, comme pour la dédommager de la contrariété qu’il supposait avec raison lui avoir causée en l’exposant aux fiertés inflexibles de M. de Choiseul.

De tous les cadeaux faits par Louis XV à Mme Du Barri, le pavillon de Luciennes est incontestablement celui qui exprime le mieux les goûts frivoles et ruineux des deux amans, et c’est d’ailleurs le seul qui ait survécu à leur scandaleuse intimité. Il est resté debout pour prolonger le souvenir d’une passion sans dignité. Luciennes est fait à l’image de la fantaisie qui l’inspira. La magnifique tendresse de Louis XIV pour Mlle de La Vallière créa Versailles ; l’amour sensuel et fané de Louis XV bâtit le pavillon de Luciennes. Versailles est grand comme un sentiment, Luciennes est petit comme un caprice. Ne dût-il rester des œuvres produites par Louis XIV que l’Orangerie et les Bains d’Apollon, cela suffirait pour peindre à la pensée le calme et la majesté de son règne ; ne restât-il que Luciennes de toutes les folies de Louis XV, on aurait, en