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la sagesse en Égypte et Lycurgue en Crète : la sagesse prussienne est née d’elle-même sur le sol national, comme le chêne allemand dans les forêts allemandes ; elle ne doit rien, dit-elle, à celle des autres, et ne souffre pas qu’on l’accuse d’imiter personne. Aussi, quand nous nous arrêtons en face de ses œuvres, gardons-nous bien de notre fatuité gauloise et ne crions jamais : Ceci est à nous ! Ne crions point, par exemple : Voici la révolution qui passe, elle est faite à notre image, et nous vous l’avons dépêchée ! Il n’en faudrait pas tant pour qu’on relevât les barrières qui tombent maintenant devant elle. La révolution prussienne a juré qu’elle aurait son enseigne, qui ne serait pas la nôtre. Sachons nous résigner, et voyons comment elle s’y prendra.

Notons seulement ce point-ci : le peuple et le prince à Berlin tiennent là-dessus un même langage. — Le bourgeois le plus amoureux de réformes ne les voudrait point à la condition de les copier ; il y va de sa gloriole d’auteur, sans parler de la conscience qu’il a d’être l’homme d’une race à part, d’une race supérieure. Il aura plus attendu que tout le monde pour faire mieux que tout le monde. C’est de cette manière-là qu’il se console d’avoir encore si peu fait. — Quant au prince lui-même, le premier article de sa foi politique, il l’a prêché, je pense, avec assez d’éclat ; il n’a pas voulu donner une charte qui relevât ou des droits de l’homme, ou même du bill des droits ; ce sont là de trop modernes origines, trop suspectes, parce qu’elles sont trop visiblement de fabrique humaine. La législation du 3 février se rattache, par son essence, à ces législations primitives qui descendaient du ciel au milieu des éclairs et des tonnerres ; elle n’est pas d’hier, parce qu’elle est de tous les temps, et c’est cette perpétuité qui la consacre ; la substance en reposait déjà dans les établissemens des plus antiques sociétés. O la triomphante ambition !

Je n’imagine guère qu’on puisse à volonté se séparer ainsi de son siècle, soit pour en improviser un autre, soit pour en recommencer qui ne sont plus. Il y a dans le courant ordinaire des années une force irrésistible qui pousse tout par de larges voies que l’on ne remonte pas et d’où l’on ne sort pas. Que ce courant suive et creuse chaque jour davantage le lit qu’il s’est ouvert chez nous en 89, qu’il doive rouler partout ces mêmes idées qui ont fécondé la France, je le crois de toute mon ame. Il faut pourtant l’avouer, nous comptons trop vite sur des ressemblances ; nous regardons chez nos voisins ce que nous y pensons déjà voir, alors même que nous n’y voyons rien ; nous jugeons trop souvent le présent comme s’il était déjà ce que sera l’avenir. Trop confians dans ce progrès qui refait insensiblement l’Europe à notre image, nous ne connaissons plus rien de ce qui l’arrête ; nous ne daignons savoir ni comment les autres l’acceptent, ni comment ils lui résistent, tant nous sommes sûrs qu’ils lui obéiront. Perdre cependant la