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« M. Delille de Sales tout expliqué ! s’écrie-t-il. Ces orgueils sont bien plaisans, mais bien décourageans. Qui se peut flatter d’avoir un talent véritable ? Ne pouvons-nous pas être, tous tant que nous sommes, sous l’empire d’une illusion semblable à celle de Delille de Sales ? Je parierais que tel auteur qui lit cette phrase se croit un écrivain de génie et n’est pourtant qu’un sot. »

Le tableau de la campagne de France en 1792, de la retraite de l’auteur en Angleterre et de sa vie d’émigré, est le plus curieux mélange de gaieté, de verve et de mélancolie, qui se soit jamais trouvé sur la même palette. Tantôt c’est le soldat-poète au siège de Thionville, lavant au bruit du canon son unique chemise, et, au milieu du mouvement de la guerre, s’amusant à voir couler l’eau paisible, ou écoutant l’hymne de l’alouette qui succède aux pétillement de la mousqueterie, tandis qu’un peu plus loin un chevrier, un mendiant portant besace, récite son chapelet au pied d’une statue de Vierge cachée dans une futaie. Tantôt c’est une nuit de bivouac, nuit joyeuse où l’on fait cercle autour d’un tonneau surmonté d’une chandelle en écoutant les facéties d’un conteur inépuisable, goguenard sérieux surnommé Dinazarde, qui ne rit jamais, et que l’on ne peut regarder sans rire, tandis qu’il expose l’histoire fantastique, effroyable et drolatique du Chevalier Vert et de la Dame des Grandes Compagnies, qui était la Mort. M. de Chateaubriand n’a peut-être jamais rien écrit de plus vif, de plus animé, de plus délicieux que cette scène de bivouac et cette histoire. Plus loin, c’est la vieille France aux prises avec la nouvelle. On s’injurie à la façon des guerriers d’Homère ; les combats sont quelquefois suspendus par des duels ; chacun est là avec ses mœurs. « Un jour, dit M. de Chateaubriand, j’étais de patrouille dans une vigne ; j’avais à vingt pas de moi un vieux gentilhomme chasseur qui frappait avec le bout de son fusil sur les ceps comme pour débusquer un lièvre, puis il regardait vivement autour de lui dans l’espoir de voir partir un patriote. »

Une jeune sourde et muette allemande, Libba, éprise d’amour pour le cousin de l’auteur, Armand de Chateaubriand, qui périra un jour fusillé dans la plaine de Grenelle, suit son amant jusqu’au milieu de la mêlée : « Je la trouvai, dit le poète, assise sur l’herbe qui ensanglantait sa robe ; son coude était posé sur ses genoux plies et relevés : sa main, passée sous ses cheveux blonds épars, appuyait sa tête. Elle pleurait en regardant trois ou quatre tués, nouveaux sourds et muets, gisant autour d’elle. Elle n’avait point ouï les coups de la foudre dont elle voyait l’effet ; elle n’entendait point les soupirs qui s’échappaient de ses lèvres, quand elle regardait Armand ; elle n’avait jamais entendu le son de la voix de celui qu’elle aimait, et, si le sépulcre ne renfermait que le silence, elle ne s’apercevrait pas d’y être descendue. »