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de telles personnes. Quelques meneurs se mettent en tête de la coalition ; le reste blâme, souffre, suit en gémissant, et n’ose pas braver cette tyrannie qui s’exerce au nom de l’égalité : la majorité la déteste ; aucun ne sait s’y soustraire individuellement. Il est rare que les ouvriers qui font une grève soient seuls à en souffrir : si les maçons suspendent leurs travaux, les charpentiers, les couvreurs, les menuisiers, sont obligés de renoncer aux leurs. Certaines grèves d’ouvriers étaient justifiées lorsque la coalition pour l’augmentation des salaires était punie par la loi sans que la coalition pour l’abaissement le fût ; mais il en eût d’autres qui n’ont pour but que l’oppression la plus révoltante, et Paris vient d’être témoin de la formation d’une de celles-ci.

Les mécaniciens attachés aux chemins de fer reçoivent chacun 325 fr. par mois et ne montent sur les locomotives que de deux jours l’un ; il leur est en outre alloué 5 francs quand ils marchent un jour de service sédentaire et 4 francs quand ils découchent. Ces avantages ne leur ont pas paru suffisans. Une association formée entre eux, sous le nom fort mal choisi de Fraternelle, a prétendu n’obéir qu’à des chefs de son choix, faire exclure du service tout ouvrier étranger, interdire aux administrations de chemins de fer la faculté d’admettre aucun Français qui ne serait pas présenté par elle et surtout de former des élèves mécaniciens : c’était doubler les abus des anciennes maîtrises, et faire des impérieuses nécessités d’un service public le moyen coërcitif de la cession d’un privilège. Si cette grève n’avait échoué, il serait venu des chemins de fer aux ateliers nationaux presque autant de monde que de la commission du Luxembourg. Une protection légale est due aux victimes que menacent de pareilles machinations ; l’oisiveté par contrainte est une servitude aussi bien que le travail forcé, et quiconque prétend l’imposer doit être atteint par une répression énergique. Si la supériorité d’intelligence et de moralité qui distingue en général les mécaniciens des chemins de fer ne les met pas à l’abri de pareilles aberrations, est-il permis d’attendre davantage de corps d’état dont la pratique n’implique ni la même prudence ni la même instruction ?

Cet abandon des droits des faibles s’est surtout manifesté dans les traitemens qu’ont subis, sous les yeux de l’autorité immobile, les ouvriers étrangers qui partageaient les travaux des nôtres. Les canuts de Lyon ont, les premiers, exigé, la menace à la bouche et les armes à la main, l’expulsion d’autres ouvriers, français par la naissance de ce côté des Alpes, par le langage, par les intérêts, par les sentimens, mais placés par les torts de la politique sous un drapeau différent du nôtre, en un mot des ouvriers savoyards. Ils ont cru remporter une victoire en leur arrachant, au nom de la fraternité, leur part de travail : ils n’ont pas fait autre chose qu’une émigration de manufactures françai-