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usés par nous dans nos anciens attachemens. Il est cependant des paroles qui ne devraient servir qu’une fois ; on les profane en les répétant. »

Ainsi va luttant contre lui-même ce cœur de poète et de chrétien, jusqu’au jour où, maîtrisant enfin l’orage, il se repose dans cette belle invocation : « Dieu de grandeur et de miséricorde, vous ne nous avez point jetés sur la terre pour des chagrins peu dignes et pour un misérable bonheur ! Notre désenchantement inévitable nous avertit que nos destinées sont plus sublimes. Quelles qu’aient été nos erreurs, si nous avons conservé une ame sérieuse et pensé à vous au milieu de nos faiblesses, nous serons transportés, quand votre bonté nous délivrera, dans cette région où les attachemens sont éternels. »

Mais en voilà assez sur le côté poétique et psychologique des Mémoires. Nous avons maintenant à les considérer dans leur partie historique, surtout en ce qui touche la grande ère des temps modernes, le fait générateur des sociétés futures, la révolution française.

Les Mémoires de M. de Chateaubriand ne contiennent point une histoire détaillée et minutieuse de la révolution, et pas davantage un système sur la révolution ; ils contiennent seulement une série de tableaux et de portraits peints par un témoin oculaire et entremêlés d’appréciations générales.

Parlons d’abord des tableaux et des portraits. L’illustre écrivain a assisté aux derniers jours du vieux monde d’avant 89. Il avait dix-huit ans, lorsqu’il vint à Versailles, en février 1787, fournir à la Gazette de France l’occasion d’une note ainsi conçue : « Le comte Charles d’Hautefeuille, le baron de Saint-Marsault et le chevalier de Chateaubriand, qui précédemment avaient eu l’honneur d’être présentés au roi, ont eu le 19 celui de monter dans les voitures de sa majesté et de la suivre à la chasse[1]. » De ces trois gentilshommes, les derniers peut-être qui aient débuté dans la vie en passant par les voitures de sa majesté, il en reste encore un. L’autre jour, au milieu de cette foule en deuil qui encombrait l’église des Missions Étrangères, nous avons remarqué un vieillard encore vert et d’une belle tournure, dont le visage trahissait une émotion profonde. C’était M. d’Hautefeuille, qui venait assister aux funérailles de l’illustre compagnon de ses débuts à Versailles[2]. Séparé de lui pendant longues années, M. d’Hautefeuille avait rédigé, de son côté, un récit de cette présentation à Louis XVI et de cette chasse, qui forment un des chapitres les plus charmans des Mémoires d’outre-tombe. Or, il s’est trouvé que, quant au fond, les deux récits concordent, dit-on,

  1. Gazette de France du 27 février 1787.
  2. C’est Mme d’Hautefeuille qui, sous le pseudonyme d’Anna-Marie, a écrit plusieurs ouvrages chers aux âmes tendres et aux esprits délicats, entre autres l’Ame exilée.