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est obligée de se faire jour l’épée à la rnain, non sans avoir laissé quelques-uns des siens sur le carreau. Bientôt s’ouvre l’année 1789, « si fameuse, dit M. de Chateaubriand, dans notre histoire et dans l’histoire de l’espèce humaine. » Le jeune officier breton repart pour Paris ; sur sa route, dans chaque ville, dans chaque bourg, dans chaque village, il trouve le peuple debout, agité et grondant. A Versailles, où il arrive quelques jours après le serment du Jeu de Paume, l’ancienne et la nouvelle France se mesurent des yeux à travers les grilles du château de Louis XIV, l’une appuyée sur des canons, l’autre armée de la force irrésistible des idées.

La prise de la Bastille, si étrangement amplifiée, comme fait d’armes, par nos récens historiens, est réduite à sa juste valeur par M. de Chateaubriand. La révolution n’a pas besoin d’être ainsi gonflée pour paraître grande. Toutefois la portée morale du fait qui ouvre l’ère de l’émancipation n’est point méconnue. « La Bastille, dit l’illustre écrivain, était, aux yeux de la nation, le trophée de sa servitude, elle lui semblait élevée à l’entrée de Paris, en face des seize piliers de Montfaucon, comme le gibet de ses libertés. »

Au milieu de l’ébranlement universel qui suit la chute de la Bastille, voici qu’apparaît déjà, sortant des bas-fonds de la société, une race de sauvages, la race des coupe-têtes et des porte-têtes, qui commence à souiller la révolution : race hideuse, qui n’aurait pu supporter les rayons de la lumière et de la liberté, si d’affreux sophistes ne l’eussent enveloppée de ténèbres et nourrie de venin. Il y a quelques jours à peine, nous nous disions que c’était l’honneur immortel de la révolution de 1830 et de la révolution de 1848 de n’avoir point connu ces horreurs qui font baisser les yeux à la civilisation. Nous avions admiré ce peuple de février, courageux dans le combat, généreux pour les vaincus, protégeant les faibles, se transformant lui-même en magistrat de l’ordre, et donnant l’exemple du respect de tous les droits. Au milieu du bouillonnement de l’Hôtel-de-Ville, le lendemain de la victoire, nous avions vu un homme, qui essayait de promener au bout de sa baïonnette cet écriteau : Mort aux ministres ! ne rencontrer autour de lui que l’improbation ; nous avions vu des ouvriers arracher et déchirer l’écriteau aux applaudissemens de la foule, et nous nous disions : Quel immense pas a fait ce peuple depuis 1789 ! Quand les masses s’élèvent à cette hauteur d’intelligence et de magnanimité, elles sont mûres pour la démocratie.

Les journées de juin ont cruellement affaibli nos espérances. Nous ne pouvons croire à tous les raffinemens de sauvagerie que l’on attribue aux insurgés ; mais il est malheureusement trop certain que la race des coupe-têtes n’a point disparu d’au milieu de nous, et que la société, en 1848, cache encore dans ses profondeurs des êtres dignes de figurer