Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 23.djvu/218

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

complète, et nos pensées se reportaient avec charme vers cet Océan que nous ne devions revoir qu’après avoir accompli la rude tâche que nous nous étions imposée.

On comprend si une halte dans une île déserte, au bord d’une rivière inexplorée de l’Amérique, doit tenir la curiosité du naturaliste en éveil. De nombreux sujets d’étude s’offrirent à nos observations pendant les deux jours passés à Bananal. Nous pêchâmes ici pour la première fois l’immense pirarucu, connu des naturalistes sous le nom de l’astrès géant ; c’est le plus grand des poissons d’eau douce connu : il atteint jusqu’à dix pieds de long et pèse trois à quatre cents livres ; sa chair est fort bonne à manger, et formera certainement un jour un intéressant objet de commerce ; sa peau, revêtue d’écailles, est d’une grande dureté, et pourra aussi être utilisée. Lorsqu’il est vivant, ce poisson est paré de couleurs brillantes. Sa nuance générale est d’un beau vert, et ses écailles sont bordées d’un rouge vif ; ses mœurs sont très féroces, et il dévore jusqu’à ses enfans. L’on pêcha aussi une anguille électrique ou gymnote, sur laquelle nous fîmes quelques expériences. Un des soldats, en nous la voyant manier impunément avec un bâton, la toucha avec son sabre, et reçut une très forte secousse. Ces gens grossiers, ne pouvant concevoir pourquoi nous touchions ce poisson avec une si grande tranquillité, étaient très disposés à nous accuser de sorcellerie.

Nos chasseurs mirent, de leur côté, à profit ces deux jours de halte. Ils nous procurèrent de beaux oiseaux, parmi lesquels je citerai diverses espèces de hérons, la belle spatule rose à bec en forme de cuiller et la jolie grue corale, dont le plumage est varié des magnifiques couleurs des plus beaux papillons de nuit. Un grand nombre de crocodiles (caïmans) se jouaient autour de nous, et, durant la nuit, faisaient souvent entendre un long mugissement, suivi du bruit éclatant que produisait le monstre amphibie en s’élançant dans les eaux.

J’ai déjà dit qu’à Bananal la rivière se partageait en deux bras ; j’hésitai long-temps sur la direction que je devais suivre. Le bras de l’ouest, très tortueux, devait nous conduire aux villages des Indiens Carajas, que nous avions le plus grand désir de visiter. Cependant tout nous portait à croire que ces sauvages nous seraient hostiles, et, bien qu’assuré de la victoire en cas d’attaque, je pensais qu’après ce premier combat nous serions exposés aux mêmes démêlés sur le cours entier de la rivière. Le bras de l’est, comme plus direct, était celui qu’on devait utiliser par la suite, si on cherchait jamais à établir des communications régulières sur l’Araguaïl. C’est ce dernier bras, nommé par les Brésiliens le furo de droite, que je me décidai à explorer.

Nous mîmes dix jours à traverser ce canal, dont les eaux sont parfaitement tranquilles. La grande île qui le borde à gauche passe pour