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plastique. Il taille comme un bloc de marbre grec les troncs noueux et difformes de cette vieille forêt inextricable et touffue du langage allemand à travers laquelle on n’avançait jadis qu’avec la hache et le feu ; grâce à lui, l’on peut marcher maintenant dans cet idiome sans être arrêté à chaque pas par les lianes, les racines tortueuses et les chicots mal déracinés des arbres centenaires ; — dans le vieux chêne teutonique, où l’on n’avait pu si long-temps qu’ébaucher à coups de serpe l’idole informe d’Irmensul, il a sculpté la statue harmonieuse d’Apollon ; il a transformé en langue universelle ce dialecte que les Allemands seuls pouvaient écrire et parler sans cependant toujours se comprendre eux-mêmes.

Apparu dans le ciel littéraire un peu plus tard, mais avec non moins d’éclat que la brillante pléiade où brillaient Wieland, Klopstock, Schiller et Goethe, il a pu éviter plusieurs défauts de ses prédécesseurs. On peut reprocher à Klopstock une fatigante profondeur, à Wieland une légèreté outrée, à Schiller un idéalisme parfois absurde ; enfin, Goethe, affectant de réunir la sensation, le sentiment et l’esprit, pèche souvent par une froideur glaciale. Comme nous l’avons dit, Henri Heine est naturellement sensible, idéal, plastique, et avant tout spirituel. Il n’est rien entré de Klopstock dans la formation de son talent, parce que sa nature répugne à tout ce qui est ennuyeux ; il a de Wieland la sensualité, de Schiller le sentiment, de Goethe la spiritualité panthéistique ; il ne tient que de lui-même son incroyable puissance de réalisation. Chez lui, l’idée et la forme s’identifient complètement ; personne n’a poussé aussi loin le relief et la couleur. Chacune de ses phrases est un microcosme animé et brillant ; ses images semblent vues dans la chambre noire ; ses figures se détachent du fond et vous causent par l’intensité de l’illusion la même surprise craintive que des portraits qui descendraient de leur cadre pour vous dire bonjour. Les mots chez lui ne désignent pas les objets, ils les évoquent. Ce n’est plus une lecture qu’on fait, c’est une scène magique à laquelle on assiste ; vous vous sentez enfermer dans le cercle avec le poète, et alors autour de vous se pressent avec un tumulte silencieux des êtres fantastiques d’une vérité saisissante ; il passe devant vos yeux des tableaux si impossiblement réels, que vous éprouvez une sorte de vertige.

Rien n’est plus singulier pour nous que cet esprit à la fois si français et si allemand. Telle page étincelante d’ironie et qu’on croirait arrachée à Candide a pour verso une légende digne de figurer dans la collection des frères Grimm, et souvent, dans la même strophe, le docteur Pangloss philosophe avec une elfe ou une nixe. Au rire strident de Voltaire, l’enfant au cor merveilleux mêle une note mélancolique où revivent les poésies secrètes de la forêt et les fraîches inspirations du printemps ; le railleur s’installe familièrement dans un donjon gothique ou se promène sous les arceaux d’une cathédrale ; il commence par se moquer des hauts barons et des prêtres, mais bientôt le sentiment du passé le pénètre, les armures bruissent le long des murailles ; les couleurs des blasons se ravivent, les roses des vitraux étincellent, l’orgue murmure ; le paladin sort de son château féodal sur son coursier caparaçonné ; le prêtre, la chasuble au dos, monte les marches de l’autel, et jamais poète épris de chevalerie et d’art catholique, ni Uhland, ni Tieck, ni Schlegel, dont il a tant de fois tourné le romantisme en ridicule, n’ont si fidèlement dépeint