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n’a pas été longue. À peine la fumée de la bataille, à peine l’odeur du sang dissipée, ceux qui restaient debout sur la brèche de leur journal se sont remis de plus belle à tremper leur plume dans le fiel, et la guerre a recommencé, guerre sans péril pour quiconque chargeant ainsi les armes sait ensuite les laisser tirer par d’autres. Nous avons donc vu M. Proudhon et M. Lamennais, rivalisant d’amertume et d’audace, jeter à l’envi de nouvelles inquiétudes au milieu d’une société déjà si profondément ébranlée. Singuliers esprits qui étouffent dans leur superbe et qui bouleverseraient le monde plutôt que de soupçonner une minute qu’ils n’ont peut-être pas tout-à-fait raison d’être si sûrs et si contens d’eux mêmes ! Non, cependant, M. Lamennais n’est pas heureux de vivre ! L’ame tourmentée dont les contractions ont grimé ce masque pâle et flétri, l’ame orageuse du prêtre philosophe cherche toujours quelque chose qui lui manque et qu’elle ne trouve pas : elle cherche l’empire, et elle ne l’aura jamais. L’empire des intelligences n’appartient qu’aux âmes sympathiques. Ce que M. Lamennais aime dans le commandement, c’est d’être seul, comme on est seul quand on règne ; chaque jour qui s’ajoute à sa vie ajoute aussi au châtiment de cette ambition implacable ; il a chaque jour davantage la solitude sans la royauté. L’ambition de M. Proudhon coûte moins cher à rassasier ; elle est bien plus naïve qu’on ne l’imaginerait. M. Proudhon est enchanté, il trône dans la sincérité de son cœur, lorsqu’il a découvert un paradoxe ou seulement même une forme paradoxale pour quelque vieille banalité. C’est à proprement parler un jeune hégélien, et de fait, il y a cinq ou six ans, il avait presque une école en Allemagne ; ce n’est pas un titre assuré pour en avoir une en France. M. Proudhon est hardi à la façon de ces théologiens d’outre-Rhin, qui rasent tout du haut de leur chaire pour tout construire logiquement. Il est très fier de lever le poing contre le bon Dieu, et de lui crier des injures ; mais ce ne sont là que des germanismes sans conséquence, et, quand il traite encore la société comme le bon Dieu, il n’est pas, à beaucoup près, si méchant qu’il se donne l’air de l’être : il est seulement rogue et pédant.

M. Lamennais et M. Proudhon se sont rencontrés sur un même terrain après comme avant les événemens de juin. Protestant tous deux contre le communisme, le seul dogme qu’il fût possible d’aviser au fond de l’anarchie, ils ont défendu l’anarchie pour elle-même. L’affreuse mêlée, le crime social n’a plus été, à les entendre, qu’une intrigue aristocratique dont les prolétaires révoltés étaient les victimes, ou bien qu’une nécessité fatale qui poussait les prolétaires au-devant des baïonnettes bourgeoises. La république victorieuse avait annoncé, dès le lendemain de sa victoire, qu’elle serait plus juste que sévère et plus clémente encore que juste. Ce n’est pas nous qui reprocherons jamais au pouvoir de mettre la douceur et l’humanité du côté de l’ordre et du droit ; mais il ne faut pas non plus que la douceur puisse paraître une garantie d’impunité. M. Lamennais et M. Proudhon l’auraient volontiers interprétée de la sorte, comme pour donner à leurs cliens une nouvelle confiance, et déjà même ils les appelaient à la rescousse en vue d’autres exploits. Il y a dans le dernier numéro du Peuple constituant une triple insinuation de guerre civile, et le dernier numéro du Représentant du Peuple convoquait les locataires pour une espèce de 15 mai : il ne s’agissait que d’aller déposer à l’assemblée nationale une pétition qui fût un ordre, qui commandât l’abaissement immédiat et général de tous les loyers.