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si vous le transformez en esclave du Paraguay, son infériorité lui pèsera tôt ou tard, et il se vengera. Tout ce qui se passe aujourd’hui en Europe, surtout en France, n’est qu’une vengeance accumulée.

— Dites plutôt, reprit Arnaud, que c’est un élargissement naturel et nécessaire du grand cadre des destinées de l’humanité. Je vous ai écouté avec beaucoup d’intérêt, mon ami, et certes, dans les remèdes que vous venez de proposer, il y a des choses praticables et utiles ; mais tout cela est superficiel. Quand vous aurez assaini les rues, aéré les maisons, créé des bains, remédié à la mauvaise alimentation, au mauvais logement, à la grande misère ; quand, par des expériences déjà commencées et que je crois très faisables, vous aurez rendu possibles les associations de capital et de travail dont on parle tant et trop aujourd’hui, votre inutile médication n’aura pas pénétré le fond des âmes ; le besoin de l’égalité, l’ardeur des jouissances ne s’en fera pas moins sentir ; non, l’ouvrier ne se contentera plus du bien-être matériel dont je suppose que vous l’aurez fait jouir. N’est-il pas votre frère ? Où est écrit votre droit d’aînesse ? Pourquoi conduiriez-vous la machine de l’état, tandis que lui mène la charrue ou pousse la varlope ? Les harmonies de Beethoven ne sont-elles pas faites pour lui comme pour vous ? Doué des mêmes sens que vous, pourquoi n’aurait-il pas les mêmes désirs ? De quel droit faites-vous de lui un vicaire de Wakefield, honnêtement, paisiblement, médiocrement heureux au coin de son foyer, vous réservant à vous-même l’épicurisme de l’esprit et du corps ? Voilà un contraste et une juxtaposition qui ne peuvent d’aucune manière subsister ; c’est à les détruire radicalement que tendent les mouvemens actuels ; ils sont sanglans en raison de l’intensité et de la profondeur des causes.

— À la bonne heure ; j’aime à vous voir, contrairement à l’habitude des matérialistes, vous attaquer aux profondeurs. Vous avez raison de dire que des lois fiscales, des arrangemens économiques, des remèdes matériels, des réparations positives, ne suffiront pas. Il faut changer les idées et transformer les doctrines. C’est un terrible problème. Aujourd’hui les faits, dans leur brutalité invincible, se déroulent comme des flots qui tombent d’une source lointaine et empoisonnée ; laissons les flots se succéder et s’épuiser ; pendant ce temps-là, nous, penseurs, renouvelons la source des idées, pour amener des faits nouveaux. Il faut bien le redire, la source est profondément empoisonnée, et depuis soixante ans nous sommes illogiques jusqu’au suicide. Au milieu de ces taudis et de ces misères, que nous avons aperçus tout à l’heure et que je voudrais voir détruits, nos philosophes et nos rhéteurs ont prêché au peuple l’épicurisme le plus dissolu. Théâtres, romans et journaux ont entretenu incessamment l’homme pauvre des ineffables beautés que la richesse contient, des jouissances qu’elle donne à ses dieux,