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succès. On s’intéressa, à travers les siècles, aux luttes et aux combats de deux races ennemies ; mais que d’incertitudes, que de difficultés pour démêler et constater cette division des vainqueurs et des vaincus, pour retrouver les traditions sous les débris du temps ! Cette division, cette hostilité des races, on eût pu, nous le croyons, les observer en Hongrie, non pas cachées dans les livres, mais vivantes dans le cœur de chacun et au grand jour. C’est là qu’on eût pu saisir cette longue lutte du peuple conquérant et du peuple conquis, séparés entre eux par tous les signes extérieurs qui perpétuent le souvenir de la victoire d’une race et de la défaite de l’autre : l’une toujours armée, à cheval, portant les insignes du commandement, maîtresse du sol entier qu’elle a conquis ; l’autre cultivant, sous la dure domination de ses maîtres, des champs dont la moisson ne sera pas à elle, vêtue de peaux de mouton ou d’une toile grossière, enchaînée pendant huit siècles à la glèbe, par la force d’abord, plus tard par la loi, — à peine affranchie aujourd’hui, n’osant ni croire ni se fier à la destinée inespérée, subite, de sa liberté ; race sans autre tradition que celle de la servitude, sans existence légale, et dont les chroniqueurs nous ont laissé cette énergique définition : Plebs misera, egens, contribuent aut potius nulla.

Toutes ces populations, huit millions d’âmes aujourd’hui, ne comptaient pas dans la constitution politique de la Hongrie ; elles n’étaient pas : plebs nulla. Le peuple hongrois seul existe dans l’histoire et dans la loi. Sa souveraineté tient essentiellement au droit de conquête ; elle procède de la victoire, elle est la récompense des services militaires, elle se transmet par la naissance. La richesse même, cette puissance qui, partout ailleurs, a tué le système féodal, n’y fait rien. Tel individu de la race victorieuse est pauvre, et tel de la race esclave, riche : voilà tout. La condition sociale ne change pas, parce qu’elle est établie sur d’autres rapports que ceux de la fortune. Tel esclave ou affranchi à Rome, avec un million de sesterces, n’en tremblait pas moins devant un citoyen romain pauvre et mendiant. Ce nouveau peuple-roi ne s’élève qu’à un demi-million d’hommes ; c’est de lui seul cependant qu’il a été question jusqu’à présent ; les vaincus, écrasés par une longue servitude, n’avaient pas même pensé à revendiquer leurs droits, à protester contre leur destinée. Ils courbaient sans murmurer la tête sous la dure et éternelle loi du væ victis ; des spectacles douloureux qui affligeaient les regards, des contrastes choquans qui disaient plus énergiquement que tous les discours les vices de l’état social, n’excitaient de leur part ni plaintes ni colère ; il n’y avait que l’étranger qui s’étonnât.

Pour moi, je n’oublierai pas l’impression que je reçus à mon premier voyage en Hongrie, lorsqu’au pont de bateaux qui joint à Pesth les deux rives du Danube, je voyais arrêter rudement chaque paysan,