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Don Quichotte, — Robinson Crusoé. — C’est ainsi que M. Philarète Chasles se partage entre la France, l’Italie, l’Espagne, l’Angleterre, l’Allemagne et même l’Amérique et l’Inde. Cette faculté de dissémination est un mérite essentiel dans la critique sans doute, mais elle est aussi un écueil. Connaissez-vous un morceau du philosophe Godwin sur l’emploi du talent et sur les dangers d’une trop grande diversité, qui n’est parfois qu’un déguisement de l’inconstance ? « A force de fécondité incomplète et d’essais réitérés, dit-il, on ne vient à bout de rien. On effleure tout, on déguste, pour ainsi dire, toutes les saveurs, on embrasse mille pensées, on découvre mille points de vue, on se livre à mille conceptions, et de cette foule de tentatives, d’idées, de chimères, de désirs, d’espérances, rien n’émane, rien ne jaillit. » C’est lorsqu’on a devant soi tant d’horizons divers, des objets si multipliés et si séduisans d’étude, des spectacles dont le contraste risque de produire dans l’esprit le vague et la confusion, qu’il serait d’autant plus précieux d’avoir quelque chose de ce sens supérieur et net, juste et droit, qui corrige les vivacités d’une imagination ardente, et qui, après tant de révolutions morales, est resté, malgré tout, une qualité française ; un peu de ce calme et fin coup d’œil de Bayle, un peu de cette miraculeuse clarté de Voltaire, dont notre contemporain ne paraît avoir recueilli qu’une tradition affaiblie et détournée.

Pourquoi ne pas le dire, en effet ? ce qui manque à M. Philarète Chasles, ce n’est pas l’abondance des vues, la hardiesse des conjectures, la témérité heureuse de l’imagination ; c’est plutôt cette transparente netteté française contre laquelle conspirent encore tant d’excès, et dont la perte serait la défaite même de notre originalité nationale ; c’est une certaine justesse qui se traduit dans l’érudition par une exactitude scrupuleuse, dans l’appréciation des faits et des idées par une vérité sensible et complète, dans la peinture des hommes et des choses par un trait précis et lumineux sans faux éclat. Quand, dans une page éloquente de son étude sur Antonio Perez, M. Chasles revendique les droits de la synthèse littéraire, montre ce qu’a de fécond une critique qui s’attache à décrire les grands courans intellectuels, au lieu de se perdre dans une analyse poussée à l’extrême et dans les détails vulgaires du monde de la pensée, on est séduit par l’élévation et la générosité de l’inspiration. Si, sous l’empire de ces idées, il distingue, dans l’introduction de ses Études, deux races de penseurs et de poètes, deux influences dominantes, — l’une du génie romain, qui a produit Racine, le Tasse, Molière, Machiavel, l’autre du génie septentrional, qui a produit Shakspeare, Dante, Rabelais, Cervantes, il faut bien se demander si cette classification ne serait pas fort entachée d’arbitraire, s’il est vrai que Molière soit un esprit de la famille des Racine et des Tasse, si la grande et catholique poésie de la Comédie, et même l’ironie de Don Quichotte, ont