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transparent et vif ? Il a jeté ainsi en courant une multitude d’observations pénétrantes sur toutes les littératures, sur l’Arioste, le Tasse, Ercilla. La Correspondance tout entière, plus qu’aucun autre de ses ouvrages, le montre tel qu’il est, dans la vivacité impressionnable de sa nature, dans la souplesse prodigieuse et la diversité de son goût plus élégant et plus libre que profond. « Il faut donner à son âme toutes les formes possibles, dit-il dans une de ses lettres ; c’est un feu que Dieu nous a confié, nous devons le nourrir de ce que nous trouvons de plus précieux. Il faut faire entrer dans notre être tous les modes imaginables, ouvrir toutes les portes de son âme à toutes les sciences et à tous les sentimens. » (A M. de Cideville, 1737). Pensez-vous qu’il ignore l’intérêt que peut offrir l’étude de la différence du goût des nations ? Voyez cette lettre à l’abbé Asselin (Cirey, 4 novembre 1735), où il signale, au sujet des attaques de Desfontaines, ce côté supérieur de la critique, comme pour marquer un point inaccessible à ses détracteurs. Dans cette question même des emprunts de Corneille, que traite M. Chastes particulièrement, Voltaire est-il donc si loin de la vérité essentielle, ne l’entrevoit-il pas lorsqu’il dit dans une lettre à Duclos (Délices, 1762) : « La question de savoir si Corneille a pris une demi-douzaine de vers de Calderon, comme il en a pris deux mille des autres auteurs espagnols, est une question très frivole ?» Ce qui importe, en effet, c’est de savoir comment ce vigoureux génie a triomphé d’une imitation qui lui était imposée par les influences de son temps. C’est par cette réunion de qualités étincelantes, par ce goût libre et hardi de la nouveauté, par cette universalité brillante et facile que l’auteur des Lettres sur les Anglais, malgré la mobilité superficielle de ses opinions, mérite d’être mis au premier rang entre les hommes qui ont contribué à la fondation de la critique moderne. C’est la véritable originalité de ce miraculeux esprit qui reflète son époque tout entière, et nous offre le résumé vivant de ses tendances, de ses instincts généreux, de ses légèretés et de ses excès.

Oui sans doute, le scepticisme qui domine le XVIIIe siècle a plus d’une fois altéré son sens critique et donné à ses jugemens quelque chose de systématique, de passionnément destructeur, d’étroit par conséquent, qui déforme les objets, qui voile quelques-uns des plus grands, des plus profonds aspects du passé, de l’histoire politique ou littéraire ; mais ce vice moral, — c’est le seul nom qu’on lui puisse donner, — quand nous l’attaquons, quand nous en signalons les effets désastreux au sein d’une autre époque, sommes-nous bien sûrs d’en avoir extirpé le germe de nos âmes, de ne point être nous-mêmes sujets à un autre genre d’erreur qu’il peut engendrer par des voies différentes ? Ne serait-il pas vrai plutôt qu’il n’a fait que se transformer d’aria nos intelligences, qu’il n’a fait que changer de face, avec cette souplesse habile