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doit lui apporter son travail à moitié fait, et personne non plus ne doit le faire vivre. Le droit de travailler n’est pas le droit de travailler aux dépens du public, et le droit de vivre n’est pas le droit non plus de vivre aux dépens du public. L’idée du droit au XVIIIe siècle comporte une idée de fierté et d’indépendance personnelle qui fait honneur à l’humanité.

L’état de la société industrielle explique comment le droit du travail était si vivement revendiqué à ce moment. Ce droit était opprimé de la manière du monde la plus fâcheuse. Nulle part l’industrie n’était libre ; personne n’était ouvrier ou fabricant à sa guise et selon son génie. On n’était ouvrier et fabricant qu’à la condition d’être membre d’une corporation ; hors des jurandes et maîtrises point de travail autorisé. Dans l’industrie comme ailleurs, l’homme avait des privilèges ; il n’avait pas de liberté. « Dans presque toutes les villes du royaume, dit Turgot[1], l’exercice des différens arts et métiers est concentré dans les mains d’un petit nombre de maîtres réunis en communauté, qui peuvent seuls, à l’exclusion de tous les autres citoyens, fabriquer ou vendre les objets du commerce particulier dont ils ont le privilège exclusif, en sorte que ceux qui, par goût ou par nécessité, se destinent à l’exercice des arts et des métiers, ne peuvent y parvenir qu’en acquérant la maîtrise, à laquelle ils ne sont reçus qu’après des épreuves aussi longues et aussi pénibles que superflues, et après avoir satisfait à des droits ou à des exactions multipliées... Ceux dont la fortune ne peut suffire à ces dépenses sont réduits à n’avoir qu’une subsistance précaire sous l’empire des maîtres, à languir dans l’indigence ou à porter hors de leur patrie une industrie qu’ils auraient pu rendre utile à l’état... La base des statuts des communautés est d’abord d’exclure du droit d’exercer le métier quiconque n’est pas membre de la communauté ; leur esprit général est de restreindre le plus qu’il est possible le nombre des maîtres, et de rendre l’acquisition de la maîtrise presque insurmontable pour tout autre que pour les enfans des maîtres actuels... Parmi les dispositions déraisonnables et diversifiées à l’infini de ces statuts, il en est qui excluent entièrement tous autres que les fils de maîtres ou ceux qui épousent des veuves de maîtres. D’autres rejettent tous ceux qu’ils appellent étrangers, c’est-à-dire qui sont nés dans une autre ville. Dans un grand nombre de communautés, il suffit d’être marié pour être exclu de l’apprentissage, et par conséquent de la maîtrise. L’esprit de monopole qui a présidé à la confection de ces statuts a été poussé jusqu’à exclure les femmes des métiers les plus convenables à leur sexe, tels que la broderie, qu’elles ne peuvent exercer pour leur propre compte... Quelques personnes en sont venues

  1. Préambule de l’édit sur la suppression des jurandes, février 1776.