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quatre chevaux à travers les actes du parlement sans rien accrocher. On sait quel immense parti il sut tirer de cette guerre de légiste ; on sait tout ce que ce terrible avocat sut arracher, page par page, article par article, du vieux code protestant de l’Angleterre. Mais l’agitation morale ne pouvait toujours durer. Il fallait cette main aussi astucieuse que hardie pour conduire le char sans le verser, et pour l’arrêter sur la pente irrésistible de l’insurrection. L’œuvre extraordinaire d’O’Connell finit avec lui ; elle finit même avant lui. Le grand moteur de la force morale vit naître et grandir sur le seuil de sa tombe le parti de la force physique. La résurrection de la jeune Irlande empoisonna ses derniers jours.

Nous disons la résurrection, parce que ce parti de la jeune Irlande, qui a pris le premier rang sur la scène dans le dernier drame, n’était pas tout-à-fait un nouveau-né ou un enfant sans ancêtres. Il avait une généalogie dont il suivait la trame à travers les cinquante dernières années, en remontant jusqu’à la grande rébellion ; ses aïeux s’appelaient les Irlandais-Unis, et les aïeux de tous, protestans et catholiques, s’appelaient les Enfans-Blancs, les Enfans-du-Chêne, les Enfans-de-l’Acier, les Pieds-Blancs, les Pieds-Noirs, et cent autres noms que prenait la race féconde de la jacquerie. La jeune Irlande, de nos jours, ne fut donc, pour ainsi parler, qu’un des nombreux phénomènes de la même substance ; ce fut une nouvelle forme de l’éternelle révolte irlandaise, qui, toujours courbée, se relève toujours : arbre fatal dont chaque branche coupée se reproduit avec une vitalité indestructible.

La jeune Irlande ne naquit donc pas directement d’O’Connell ; elle fut, au contraire, une réaction contre lui. Ce fut son originalité, ce fut aussi sa faiblesse, car, en attaquant O’Connell, elle attaquait les prêtres, dont il était le représentant. Toute la force dont dispose en Irlande le clergé catholique, c’est-à-dire la grande masse du peuple, resta donc séparée du nouveau mouvement. Les chefs de la jeune Irlande étaient presque tous protestans, soit anglicans, soit presbytériens. Beaucoup, il faut le dire, étaient des incrédules, de vrais fils de Voltaire, affichant ouvertement le mépris de l’église. Aux yeux du peuple, ils devinrent les représentans et les descendans des révolutionnaires français de la terreur, de ceux qui avaient saccagé les temples, violé les vases sacrés et promené triomphalement la déesse de la Raison ; ils reçurent le nom de jacobins. La jeune Irlande ne pouvait donc jeter de racines véritables dans le fond de la population, et l’agitation qu’elle souleva resta à la surface. La force que lui refusait l’élément national, elle dut la chercher dans l’élément révolutionnaire ; de là son alliance avec le chartisme anglais.

Mais, si elle ne répondait pas au sentiment le plus puissant parmi les masses, c’est-à-dire au sentiment religieux, elle agissait, comme nous