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Il faut croire en effet que ceux qui nous disent avec gravité que le cens électoral était une institution aristocratique, et que c’est en vertu d’un sentiment oligarchique que le dernier gouvernement s’opposait au suffrage universel, ne sont pas la dupe eux-mêmes de cette amusette populaire. Ils ont pris part quelquefois, comme nous, à des élections sous ce qu’on appelle l’ancien régime, et je ne suppose pas qu’ils aient été choqués de l’esprit d’exclusion aristocratique qui régnait dans les collèges électoraux à deux cents francs. Ils savent comme nous que la vraie raison qui a fait reculer pendant tant d’années devant l’expérience hardie du suffrage universel les théoriciens politiques les moins timorés, et qui a engagé le dernier gouvernement à une résistance sans doute exagérée, puisqu’elle a tourné contre son but, c’est la crainte de voir tomber ce grand, ce respectable droit électoral entre des mains ignorantes, qui, ne sachant quel parti en tirer ni quel sens y attacher, en feraient tour à tour un objet de plaisanteries ridicules, ou le prix de marchés illicites, ou l’instrument de coupables tentatives. Ils craignaient de remettre cette redoutable arme à feu à des enfans qui commenceraient par la décharger au hasard, et qui, après l’avoir cassée, la jetteraient loin d’eux comme un meuble inutile. L’ignorance, l’indifférence des électeurs, c’est là le véritable écueil du suffrage universel. Toutes les circulaires qu’on pourra faire au ministère de l’instruction publique pour démontrer l’inutilité des connaissances n’empêchent pas qu’il ne soit difficile à un journalier de Bretagne ou de Vendée de savoir bien nettement ce qu’il fait quand il nomme un député pour aller discuter, à deux cents lieues de lui, des questions politiques dont il n’a jamais entendu parler ; et quand on ne sait pas ce qu’on fait, il est difficile de prendre goût à la tâche. Ce que doivent redouter par conséquent plus que toute chose les amis du suffrage universel, c’est que la grandeur du bienfait ne soit goûtée que par un petit nombre de ceux à qui il est adressé ; c’est que peu à peu on se contente de posséder le droit sans l’exercer ; c’est qu’à la longue les gens éclairés et instruits eux-mêmes soient gagnés par la contagion du découragement et par le dégoût de se trouver perdus et impuissans dans l’ignorance commune, et que, le scrutin électoral se trouvant ainsi déserté, le suffrage universel devienne l’apanage d’une minorité turbulente, un objet de spéculation et d’échange entre un petit nombre d’intrigans ambitieux et de trafiquans intéressés.

Ce sont là, je le répète, les difficultés du suffrage universel. Maintenant qu’il existe, nous devons désirer les uns et les autres qu’elles ne soient pas insurmontables ; mais je suppose, et Dieu veuille que ce soit une simple hypothèse ! que de difficultés qu’elles sont, on voulût, de propos délibéré, les convertir en véritables impossibilités ; je suppose que le parti fût arrêté d’empêcher les électeurs de se reconnaître et la