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yeux et le hâle de sa peau, car il n’avait encore rien exposé, et sa longue absence avait naturellement dérobé le secret de ses études et de ses progrès.

Au Salon suivant, un tableau étrange, marqué au cachet de l’originalité la plus naïve et la plus violente, attira l’attention des artistes et du public. On ne peut se faire aujourd’hui une idée de la surprise qu’excita cette révélation d’un monde inconnu. En ce temps-là, l’école romantique pittoresque commençait à peine à se produire, et le paysage historique florissait principalement. Ce superbe goût, qui règne encore sur les papiers de salle à manger des auberges de province, était cultivé avec succès par beaucoup de membres de l’Institut. Un arbre dans le coin, une montagne dans le fond, une fabrique à fronton triangulaire sur le bord d’une nappe d’eau formant cascade, un Ulysse, une Io ou un Narcisse pour animer la chose, tel était le programme. Aussi, à l’aspect de ce tableau exotique, les perruques traditionnelles se hérissèrent, les crânes beurre frais pâlirent d’horreur et dirent que l’art était perdu. Le public comprit tout de suite qu’un grand peintre était né. Sur le sable rouge du terrain, la brosse, comme un doigt qui trace un nom dans la poussière, avait écrit d’un jet fier et libre : Prosper Marilhat.

En voyant pour la première fois ce nom obscur la veille, et sur qui la lumière était à jamais fixée, le jeune homme aux yeux flamboyans me revint en mémoire, et il me sembla que lui seul avait pu faire cette œuvre si bizarrement puissante. En effet, c’était bien lui.

La place de l’Eshekieh au Caire ! Aucun tableau ne fit sur moi une impression plus profonde et plus long-temps vibrante. J’aurais peur d’être taxé d’exagération en disant que la vue de cette peinture me rendit malade et m’inspira la nostalgie de l’Orient, où je n’avais jamais mis le pied. Je crus que je venais de reconnaître ma véritable patrie, et, lorsque je détournais les yeux de l’ardente peinture, je me sentais exilé : je le vois encore cet énorme caroubier au tronc monstrueux pousser dans l’air chaud ses branches entortillées comme des nœuds de serpens boas, et ses touffes de feuilles métalliques dont les noires découpures font briller si vivement l’indigo du ciel. L’ombre s’allonge azurée sur la terre fauve, les maisons élèvent leurs moucharabys et leurs cabinets treillages de bois de cèdre et de cyprès avec une réalité surprenante ; un enfant nu et bistré suit sa mère, long fantôme enveloppé d’un yalek bleu. La lumière pétille, le soleil darde ses flèches de feu, et le lourd silence des heures brûlantes pèse sur, l’atmosphère.

J’ai raconté de quelle manière j’avais rencontré Marilhat pour la première fois. C’était à propos d’un bal. La dernière fois que je le vis ce fut à propos d’un ballet ; j’avais écrit pour Carlotta le livret de la Péri, et, dans cette œuvre muette, je voulais apporter toute l’exactitude matérielle