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côtoyait toujours le sombre abîme qui devait à la fin l’attirer. Un mois avant l’exposition de cet ouvrage, exécuté avec une chaleur et une rapidité prodigieuses, et au moment où il s’occupait de simples retouches, on lui insinua que l’empereur se trouvait choqué de l’importance du rôle que Murat jouait dans sa composition. On aurait été jusqu’à lui persuader que l’intention de Napoléon était de voir sa propre figure substituée à celle de son lieutenant. A cette révélation inattendue, la tête de Gros se renverse. Retoucher son tableau dans ce qu’il avait de capital, et la veille du Salon, eût paru impossible et affreux à un homme moins fougueux et moins absolu que lui ; qu’on juge de son désespoir par sa résolution arrêtée dans sa tête de se tuer, s’il ne pouvait obtenir de laisser le tableau tel qu’il l’avait conçu et exécuté. Heureusement il eut l’idée d’aller à l’impératrice : elle vit son désespoir et s’employa à le calmer ; elle n’eut probablement pas beaucoup de peine à faire changer une décision qui n’avait peut-être pas été bien arrêtée, et que le désespoir du grand peintre fit annuler. Le tableau parut donc sans changement et fit la sensation que nous avons dite.

On a prétendu que Gros n’avait pas pour cette peinture la prédilection que sembleraient justifier de si brillantes qualités. Le biographe déjà cité remarque avec justesse qu’ayant cédé naturellement au penchant de son talent dans l’exécution de cet ouvrage, le peintre l’estimait moins en raison du peu d’efforts qu’il avait faits pour réussir. C’est une disposition assez générale chez les artistes, qui sont rarement de bons juges de leurs propres productions ; et ce qui semblerait confirmer cette observation en ce qui concerne Gros, c’est la fâcheuse tendance qui lui fit, peu d’années après ses immenses succès dans le genre le plus approprié à sa nature, abandonner ce genre si fécond sous sa main pour en revenir aux tristes erremens de l’école.

Nous avons déjà mentionné quelques détails du tableau représentant Napoléon visitant le champ de bataille d’Eylau. Cette peinture parut en 1808. Le sujet en avait encore été mis au concours, et l’esquisse de Gros avait facilement obtenu d’être préférée. C’est la troisième de ses grandes pages épiques, et l’une de celles qui le recommandent le plus à l’admiration. On y trouve, comme dans la Peste de Jaffa et le Combat d’Aboukir, la même puissance d’idéalisation et cet art admirable qui n’est connu que des maîtres, de pousser aussi loin que possible l’effet résultant de la donnée même du tableau. Ainsi, dans la Peste de Jaffa, la peste est partout ; la voûte étouffante de la mosquée semble faire planer le fléau sur toute la scène. La misère de ces gens-là n’est pas celle de gens affamés ou mourant de leurs blessures. Dans la Bataille d’Aboukir, les défauts mêmes du tableau, l’éclat, la dispersion de la lumière, la confusion des groupes, la nudité du paysage avec un grand