Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 23.djvu/68

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Aussi, lorsque cette occasion se présenta de faire le voyage d’Orient en compagnie de M. Hugel, riche seigneur prussien, Marilhat comprit sa vocation, et l’avenir de son talent fut décidé. Ce voyage fut l’événement capital de sa vie, ou plutôt ce fut sa vie tout entière : l’éblouissement n’en cessa jamais pour lui, et les années qu’il vécut ensuite n’eurent d’autre emploi que de rendre les impressions reçues à cette époque bienheureuse. A part quelques rares études d’arbre qu’il peignait lorsqu’il allait l’été passer cinq ou six semaines chez ses parens en Auvergne, tous ses tableaux ne représentent que des sites et des scènes de l’Orient. Rentré dans les brumes du Nord, il garda toujours dans l’œil le soleil de là-bas. Il s’isola de la nature qui l’entourait, et, malgré les nuages gris, les terrains froids, les hêtres, les frênes et les bouleaux, il fit toujours, avec l’exactitude de la vision rétrospective, s’épanouir l’étoile de feuilles du palmier dans l’implacable azur du ciel égyptien. Il n’aperçut pas le noir fourmillement des bourgeois dans nos rues crottées, il n’entendit pas le tumulte de nos voitures. Pour lui, la foule bigarrée des Fellahs, des Nubiens, des Cophtes, des Nègres, des Turcs, des Arabes, circulait toujours dans le pittoresque dédale du Caire avec ses armes et ses costumes bizarres ; il y avait dans son imagination un perpétuel mirage de dômes d’étain, de minarets d’ivoire, de mosquées aux assises blanches et roses, de caroubiers trapus et de dattiers sveltes, de flamans s’enfuyant dans les roseaux, de vols de colombes égrenées dans l’air comme des colliers de perle ; quoique son corps fût ici, il n’avait pas, à vrai dire, quitté l’Orient, et consolait sa nostalgie par un travail acharné. Decamps offre un exemple illustre de ce phénomène. Il n’a jamais pu non plus rentrer dans sa patrie, et il continue sa caravane orientale sans plus se détourner qu’un pèlerin musulman qui veut aller baiser la pierre noire à la Caaba.

Nous allons tâcher de faire, avec ce pauvre Marilhat, enlevé si malheureusement à la fleur de l’âge et du talent, ce voyage qui l’a rendu un des plus grands peintres de paysage de ce temps-ci et de tous les temps, il faut bien le dire. On a bien voulu nous confier quelques lettres qu’il écrivit à sa sœur dans les rares loisirs que lui laissaient ses études et ses excursions. Cette liasse de papiers jaunis, presque illisibles, usés à leurs angles, lacérés par les griffes de la santé, exhalant encore les acres parfums des fumigations contre la peste, et que nous avons dépliés avec une précaution respectueuse et triste, nous permettra de comparer le récit au tableau, l’impression écrite à l’impression peinte.

Ce n’est pas un voyage complet que nous allons transcrire ; ces lettres offrent beaucoup de lacunes ; plusieurs se sont égarées en route, d’autres ont été perdues depuis. Une foule de détails sont omis, car Marilhat, en peintre qu’il était, se fiait plus au crayon qu’à la plume, et à plusieurs