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la chair de poulet. Les septembriseurs, ayant changé de nom et de quartier, s’étaient faits marchands de pommes cuites au coin des bornes, mais ils étaient souvent obligés de déguerpir, parce que le peuple qui les reconnaissait renversait leur échoppe et les voulait assommer. Les révolutionnaires enrichis commençaient à s’emménager dans les hôtels vendus du faubourg Saint-Germain. En train de devenir barons et comtes, les jacobins ne parlaient que des horreurs de 1793, de la nécessité de châtier les prolétaires et de réprimer les excès de la populace. Bonaparte, plaçant les Brutus et les Scœvola à sa police, se préparait à les barioler de rubans, à les salir de titres, à les forcer de trahir leurs opinions et de déshonorer leurs crimes. Entre tout cela poussait une génération vigoureuse, semée dans le sang et s’élevant pour ne plus répandre que celui de l’étranger. De jour en jour s’accomplissait la métamorphose des républicains en impérialistes et de la tyrannie de tous dans le despotisme d’un seul. »

Les premières pages publiées en France par M. de Chateaubriand furent, on le sait, insérées dans le Mercure ; c’était un article anonyme sur un ouvrage de Mme de Staël. Encouragé par ce premier acte de publicité, l’écrivain se décide enfin à détacher du Génie du Christianisme et à lancer d’abord sur cette mer orageuse, où s’engloutissent tant de gros livres, l’épisode d’Atala. On lira dans les Mémoires le récit charmant des angoisses de l’auteur, au moment de présenter sa Floridienne à cette société consulaire de soldats, de beaux esprits et d’esprits forts. Il porte le manuscrit à son ami M. de Fontanes. Le sévère Aristarque rature un peu ; mais, comme il comprenait une langue qu’il ne parlait pas, il approuve et admire jusqu’à la page où commence le discours du père Aubry. Arrivé à cette page, il s’écrie : « Ce n’est pas cela ! c’est mauvais ! refaites cela ! » L’auteur rentre dans son petit entresol de la rue de Lille, convaincu de la justesse des critiques de son ami ; mais, ne trouvant rien à mettre à la place de ce qui était mauvais, il s’accoude sur sa table, accablé, découragé, et prêt, comme tous les vrais génies depuis Virgile, à livrer aux flammes l’enfant de sa muse. Tout à coup la voix plaintive de deux tourterelles qu’il tenait enfermées dans sa malle de voyageur arrive à son oreille adoucie par l’éloignement. L’inspiration lui revient subitement, elle voilà qui écrit de suite, sans interlignes et sans ratures, ce fameux discours du père Aubry. Le lendemain, Fontanes arrive et s’écrie : « C’est cela ! c’est cela ! je vous avais bien dit que vous feriez mieux. » — « C’est de la publication d’Atala, dit M. de Chateaubriand, que date le bruit que j’ai fait dans ce monde : après tant de succès militaires, un succès littéraire paraissait un prodige ; on en était affamé. »

Ici commencent de charmantes pages, où l’illustre vieillard se complaît à peindre les premières caresses de la renommée qui faisaient dire