Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 23.djvu/699

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

France, certains détails inconnus de son voyage en Orient, ses jours heureux dans la solitude de la Vallée-aux-Loups, les tracasseries que lui suscite la police, l’effet de son fameux article du Mercure et de son discours de réception à l’Académie, le mélange d’attraction et de répulsion qu’il éprouve et qu’il inspire dans ses rapports avec le César moderne, tout cela est peint dans les Mémoires avec cette variété de couleurs que nous avons déjà tant de fois signalée. À côté du portrait si plaisant de la marquise de Coislin, la dernière des marquises, étude charmante où l’ironie le dispute à la grâce, vous trouvez, à propos de Mme de Staël et de certaines souffrances morales que le public n’admet pas, ces lignes d’une philosophie profonde et d’une facture admirable : « Il est fâcheux d’être atteint d’un mal dont la foule n’a pas l’intelligence ; au reste, ce mal n’en est que plus vif ; on ne l’affaiblit point en le confrontant avec d’autres maux ; on n’est pas juge de la peine d’autrui ; ce qui afflige l’un fait la joie de l’autre ; les cœurs ont des secrets divers incompréhensibles à d’autres cœurs. Ne disputons à personne ses souffrances ; il en est des douleurs comme des patries, chacun la sienne. »

Non loin d’une peinture austère et grandiose de la Chartreuse, à la manière de Le Sueur, on rencontre quelques scènes joviales à la façon de Téniers, comme celle-ci, par exemple, destinée à peindre la vie de cocagne que l’auteur mène pendant quelques jours à Lyon, chez un certain épicurien nommé M. Saget :

« Ce M. Saget était la providence des chanoines ; il demeurait sur le coteau de Sainte-Foix, dans la région du bon vin…. Cet antique et maigre garçon, jadis marié, portait une casquette verte et un habit de Camelot gris, un pantalon de nankin, des bas bleus et des souliers de castor. Il avait beaucoup vécu à Paris, et s’était lié avec Mlle Devienne ; elle lui écrivait des lettres fort spirituelles, le gourmandait et lui donnait de très bons conseils ; il n’en tenait pas compte…. Certains jours, à Sainte-Foix, on étalait une certaine tête de veau marinée pendant cinq nuits, cuite dans du vin de Madère, et rembourrée de choses exquises. De jeunes paysannes très jolies servaient à table ; elles versaient l’excellent vin du cru renfermé dans des dame-jeannes de la grandeur de trois bouteilles. Nous nous abattions, moi et le chapitre en soutane, sur le festin Saget. Le coteau en était tout noir. Notre dapifer trouva vite la fin de ses provisions. Dans la ruine de ses derniers momens, il fut recueilli par deux ou trois des vieilles maîtresses qui avaient pillé sa vie, « espèce de femmes, dit saint Cyprien, qui vivent comme si elles « pouvaient être aimées ; quæ sic vivis ut possis adamari. »

Après nous avoir promenés ainsi de surprise en surprise à travers les détails de sa vie, et conduit sa biographie jusqu’en 1804, M. de Chateaubriand s’arrête et entreprend la biographie de Napoléon, travail